E comme EMANCIPATION

EMANCIPATION

Comment des individus enchaînés depuis toujours au fond d’une caverne pourrait il ne serait ce que désirer sortir de leur état ? se demande Platon dans la République.

« Comment des gens qui ont subi une domination éfficace et réussie peuvent ils créer pour eux mêmes les conditions de la liberté demande Marcus vingt cinq siècles plus tard.

Si le problème de l émancipation n ‘est pas nouveau, la manière dont on le pose n’ est toutefois pas toujours la même. De ce point de vue l originalité de Castoriadis réside dans sa volonté de promouvoir pour les individus l ‘exigence d autonomie par le Faire, la praxis et ce pour chacun et pour les autres à travers des institutions délibérantes et légifèrentes nouvelles, dans la proximité et la justice sociale. De la coopérative au conseil ouvrier des traces de ce projet existent.

S’ émanciper par l action, la création, des collectifs est ce vraiment encore un projet ou une utopie ? Le problème est délicat car le résoudre revient à trancher entre deux attitudes.

La première rationnelle met en avant le désir de soumission des individus à l autorité et la quête du bonheur.

Pour la seconde progressiste la techno-science tient lieu de moral et l homme par la réalité augmentée va transformer sa condition par le transhumanisme. Dans cette hypothèse l émancipation passe par la fin de l humanisme, c est à dire de l homme dans sa condition de finitude, d être humain.

S ‘émanciper de sa condition de chair et de sang pour une autre condition que celle d être humain.

Est ce une émancipation ou un nouvel asservissement par la technique ( puisque c’est possible faisons le) une domination de la woke culture, a-naturel, visant à transformer, à a-culturer, les fondements d’ un contrat social qui repose sur le citoyen et non le consommateur ou le communautarisme.

« faute d’avoir la chose ils ont le nom » disait Lénine. L’émancipation n’est pas que le rejet de la tradition et la liberté n’est pas synonime de licence.

Le Solidarisme, cher à Ivan Illich existe encore sous différentes formes, à nous de le promouvoir dans un prochain article.

P comme PRAXIS

Praxis

J adore ce mot et cette poésie de l’action.

La praxis c est le faire visant l autonomie de tous, c’est l ambition des hommes à dominer ensemble l’avenir, à être maître de leurs existences, lesquelles dépendent pourtant en grande partie des institutions qui nous gouvernent.

La praxis c est un Faire dans lequel l’autre est visé comme un être autonome, comme un agent de sa propre autonomie. C est que la praxis est tout autre chose que l application d un savoir antérieur, préalable. Le savoir sur lequel il s appuie émerge de l activité elle même, interdisant de se placer en position de maîtrise et d exteriorité.

Le tout n’ est que partiellement ordonné. L autonomie comme toute praxis est une activité humaine qui s appuie sur la phronèsis c est à dire d’agir avec sagesse devant une situation nouvelle, elle est pouvoir de juger là où il n y a aucune règle déjà figée permettant de le faire. Praxis et création vont de pairs.

C est le cercle originaire de la création à partir duquel se pense le surgissement dès lors jamais localisé, anticipé, mais instantané.

Cet « en train de se faire » du processus créateur en définit le surgissement, l origine circulaire, la dynamique, le en transformation.

Dans les commencements qu’elle propose la peinture, la littérature ou la musique nous donne des mondes à venir à travers la création. Plus accessible par les sens que la praxis social ou politique, la création littéraire peut créer ce moment du surgissement ou un nouveau monde nous porte à envisager le même mais radicalement différent, transformé en un magma de significations nouvelles. Voir se dévoiler un monde de significations imaginaires assemblées sous une autre forme, du même et pourtant une connaissance nouvelle nous parvient.

C est l’incipit  » d un balcon en forêt », les premières pages de la « Métamorphose », de « Mort à credit » ou encore les passions de Bach.

Praxis, autonomie, création. Une ambition culturelle qui va de l éducation à la politique.

Le chœur des vierges

Au grand dam du chœur des vierges de la Communauté européenne la Pologne affirme la supériorité du droit national sur le droit communautaire, recouvre sa souveraineté.

Décidé qui décide ce n est plus décidé mais décidé qui va décidé d abandonner son droit de décider au profit d un autre c est abdiquer toute autonomie au profit d une hétéronomie lointaine l europe.

L autonomie c est le pouvoir de légiférer or celui ci fut transmis aux instances européennes, supranationales.

Alors que fait le gouvernement français, il édicte des normes bureaucratiques, il commémore tout et n importe quoi, il met chaque citoyen sous perfusion via le chèque énergie, le chèque inflation, le chèque psychologue, des primes pour la reprise de vélo, de voitures, des chèques rentrée scolaire, pour la chaudière, le thermique…

Rendez nous le pouvoir de décider, la liberté de choisir et que le chœur des vierges se taisent.

Le mur invisible

Au bord de la route, des fleurs se multipliaient dans l’herbe pauvre, et Chalfour s’étonnait de l’éclat des marguerites. Il apercevait des insectes qui voyageaient au milieu des herbes et au-dessus des herbes : moucherons, sauterelles, faucheux. Lui-même ressemblait à un faucheux embarrassé par le fardeau de son corps, comme le ciel aussi par l’illustre poids du soleil.

[André DHÔTEL, « L’Homme de la Scierie », Gallimard, 1950, page 155]

On devrait m’en avoir de la reconnaissance, mais personne ne saura après ma mort que c’est moi qui ai assassiné le temps.
Dans le fond, ces pensées n’ont pas la moindre signification.
Les choses arrivent tout simplement et, comme des millions d’hommes avant moi, je cherche à leur trouver un sens parce que mon orgueil ne veut pas admettre que le sens d’un événement est tout entier dans cet événement.

Aucun coléoptère que j’écrase sans y prendre garde ne verra dans cet événement fâcheux pour lui une secrète relation de portée universelle. Il était simplement sous mon pied au moment où je l’ai écrasé : un bien-être dans la lumière, une courte douleur aiguë et puis plus rien.

Les humains sont les seuls à être condamnés à courir après un sens qui ne peut exister. Je ne sais pas si j’arriverai un jour à prendre mon parti de cette révélation. Il est difficile de se défaire de cette folie des grandeurs ancrée en nous depuis si longtemps.

Je plains les animaux et les hommes parce qu’ils sont jetés dans la vie sans l’avoir voulu. Mais ce sont les hommes qui sont sans doute le plus à plaindre, parce qu’il possèdent juste assez de raison pour lutter contre le cours naturel des choses. Cela les a rendus méchants, désespérés et bien peu dignes d’être aimés. Et pourtant, il leur aurait été possible de vivre autrement.

Il n’existe pas de sentiment plus raisonnable que l’amour, qui rend la vie plus supportable à celui qui aime et à celui qui est aimé. Mais il aurait fallu reconnaître que c’était notre seule possibilité, l’unique espoir d’une vie meilleure. Pour l’immense foule des morts, la seule possibilité des hommes est perdue à jamais. Ma pensée revient sans cesse là-dessus. Je ne peux pas comprendre pourquoi nous avons fait fausse route. Je sais seulement qu’il est trop tard.

Mais si le temps n’existe que dans ma tête, et si je suis le dernier être humain, il finira avec moi. Cette pensée me rend joyeuse.
Il est peut-être en mon pouvoir de tuer le temps. Le grand filet se déchirera et tombera dans l’oubli avec son triste contenu.

MARLEN HAUSHOFER LE MUR INVISIBLE

La doctrine pénale de l’ennemi

Sommes nous tous coupable?

Pour définir l’essence de l’institution des significations imaginaires sociales d’une nouvelle économie pénale  il faut distinguer ce qui relève de la construction mythique d’une figure monstrueuse et dangereuse (la délinquance des mineurs, le black bloc, le gilet jaune, l’ antivax…) qui mettrait en péril le contrat social, la civilité et la fonction catharsis de cet imaginaire.

Le pouvoir se doit d’imposer sa transcendance. Il existe une fabrique du pouvoir au sens où l’entend Charles Tilly. La transcendance, qu’elle passe historiquement par le corps du roi ou la loi réclame la construction d’une figure de l’ennemi à détruire. Ce qui apparaît comme désordre dans une société est désordre du point de vue de sa propre institution, mais c’est quelque chose qui a son ordre et qui est négativement valorisé du point de vue de l’institution existante.

            Pour Jean Duvignaud, dans spectacle et société, la fonction du langage est d’introduire la conscience de la souffrance. Ainsi le plaisir propre à la tragédie est-il le plaisir qu’engendre frayeur et pitié. Ce qui est éprouvé par le spectateur doit d’abord être construit dans l’œuvre, dans les faits (mythos, intrigue) et ceux-ci passent par le crible de l’activité représentative.

            Nous touchons ici à la notion de « catharsis » telle que l’entend Aristote, notion complexe et difficile pour le lecteur du 21ème siècle.

            Cependant Jean Duvignaud la résume ainsi : l’effet produit par la représentation des passions et des désirs exprimés par des personnages imaginaires sur des spectateurs réels.

            Paul Ricœur met ce concept au cœur de nos émotions : la catharsis est une purification – une épuration – qui à son siège dans le spectateur. La tragédie procède de la pitié et de la frayeur. Elle réside donc dans la transformation en plaisir de la peine inhérente à ces émotions. Il y a donc purification des passions par la catharsis. Mais, à l’origine de la catharsis – purification, il y a toujours la crainte de la mort. La catharsis serait une façon de communiquer dans l’exaltation comme l’enseignent les rites de la Grèce archaïque : elle est libératrice du désir, affirmation des puissances de la vie.

            La fonction du langage est d’introduire la conscience de cette souffrance, dans la catharsis réside donc une purification, une puissance de vie qui s’origine dans la crainte de la disparition.

            Cette esthétique de la tragédie grecque prend sa source dans la polis, la démocratie athénienne une certaine institution imaginaire des représentations sociales. La fonction symbolique mythique articule et réunifie, met ensemble ce qui pour nous paraît distinct. Il est alors possible de dégager quelques traits particuliers de cette dynamique :

  • le mythe se caractérise par une convergence du signe, de la représentation de la chose. Par exemple le nom d’une personne n’est pas distinct de cette personne. Le nom et la personnalité intérieure convergent ;
  • il n’existe pas de hasard. La notion de fatum, fatalité est essentielle.

            Ces remarques me conduisent à faire l’hypothèse que l’institution des significations imaginaires de la « délinquance des mineurs » et de son économie pénale relève de caractéristiques propres à la pensée mythique dont l’usage à une fonction catharsis.

            Une construction qui articule – assemble et donne à voir (représentation – discours…) pour chaque citoyen une conscience de la perte de civilité (crainte – pitié), de la perte du demos (frayeur), une souffrance, et ce dans le souci d’exalter une transcendance via l’affirmation d’une autorité publique.

L’ensemble de ces éléments peut être rapproché d’une doctrine pénale qualifiée de l’ennemi et qui se singularise par la prégnance du concept de dangerosité et le principe de précaution.

Le châtiment comme sanction

            La sanction pénale n’est éliminatrice qu’à défaut de promouvoir un sujet libre de ses actes ayant une capacité à en répondre. Elle est « correctrice » (de là vient le mot de tribunal correctionnel) afin de restaurer une responsabilité défaillante. La punition est à l’âme ce que la médecine est au corps : un remède, c’est-à-dire un mal qui annonce un bien.

            Punir, ce n’est donc ni affirmer la règle que la faute a nié ni modifier la conduite de l’auteur, mais conjurer le mal que son acte a révélé.

            Or, un retour semble s’opérer vers les thèses de Durkheim : dès lors que la règle est violée, elle cesse d’apparaître comme inviolable. Il est donc nécessaire d’instaurer une peine qui restitue son caractère intangible, afin que chacun la voie encore comme unanimement respectée :

            « Il faut donc qu’en face de l’infraction, le maître atteste d’une manière non équivoque que son sentiment n’a pas varié […], qu’il blâme d’une façon ostensible l’acte qui a été commis ; cette réprobation énergique, voilà ce qui constitue essentiellement la peine » (L’éducation morale, PUF, 1963, p. 141, je souligne). Il y a là une réponse expiatrice à la transgression.

            Quand la société est profondément ébranlée dans ses valeurs, la peine apparaît comme la réaction nécessaire au rétablissement de l’ordre troublé. L épisode Gilets jaunes ou les réponses pénales encadrant l’ arsenal « sanitaire » sont à ce titre exemplaires.

            Peines, sanction éducative, ces réponses ostensibles tournées vers cette « réprobation énergique » dont parle Durkheim est une vision sociale, un signifiant imaginaire, en quelque sorte une anthropologie du châtiment, c’est-à-dire une « pacification » comme l’appelle P. Ricœur, une pacification de la souillure.

  Une opération de nettoyage s’impose pour éliminer, pacifier la souillure qui gangrène la civilité.

            Le châtiment est un mal infligé volontairement pour un mal subi. Son extension et son intensité, sa profondeur même sont plus grandes que celles qui sont communément attachées à la punition. Il y a quelque chose de métaphysique dans le châtiment, qui manque à la punition. Alors que la punition ne touche qu’une faute ponctuelle et peut être décidée en dehors de tout contexte légal; le châtiment engage à la fois le coupable tout entier et l’autorité qui en est la source légitime.

            Le mot allemand Schuld signifie à la fois « faute » et « dette ». Celui qui s’est rendu coupable d’un mal est en situation de devoir rendre ce qu’il a pris : tout châtiment est une manière de remboursement.

            Le châtiment est une vengeance à la fois rationalisée et sublimée. Par le mal infligé au coupable, le châtiment délivre la victime du mal qu’elle a subi.

            Le châtiment n’est pas seulement l’expression du désir (forcément aveugle et irrationnel) de vengeance ; il en est aussi, peut-être d’abord, la sublimation et l’abolition. Il y a, rappelle Schopenhauer, « des rapports entre la méchanceté et l’esprit de vengeance, qui rend le mal pour le mal, non pas avec une préoccupation de l’avenir – ce qui est caractéristique du châtiment – mais simplement en songeant à ce qui est arrivé, au passé, cela sans intérêt, en voyant dans le mal qu’il inflige non un moyen, mais un but, et en cherchant dans la souffrance de l’offenseur un apaisement de la nôtre ».

            Alors que la vengeance tombe dans le mauvais infini (elle appelle la vengeance), le châtiment, comme un remède, met fin au mal –  sa logique est toute de proportion.

            Pour les victimes, et leurs proches, et, de proche en proche, pour la société toute entière, il est capital que le mal soit aliéné, c’est-à-dire arraché à son lieu d’effectuation, pour que commence enfin le travail de réparation.

            S’attache donc un caractère sacré au châtiment. Ce sacré n’étant plus aujourd’hui situé dans la transcendance de la loi, mais dans la souffrance d’une victime innocente.

            Mais cette promotion du châtiment comme sanction est conditionnée également par une notion centrale dans l’institution imaginaire de cette nouvelle économie pénale, celle de culpabilité. C’est pourquoi sanction et châtiment sont les deux leviers d’une même plaie à jamais inguérissable.

La culpabilité : sommes-nous tous coupable ?

            Les travaux de P. Ricœur montrent que la signification du mot culpabilité est fixée dans les textes de la littérature pénitentielle dans lesquelles les communautés de croyants ont exprimé l’aveu du mal.

            Il montre que l’idée de culpabilité respecte la forme extérieure d’intériorisation qui passe de la souillure (retour de ce terme) au pêché. La souillure étant conçue comme une contagion extérieure, le pêché une rupture de relation entre l’homme et dieu, l’homme et l’homme, entre l’homme et lui-même.

            La culpabilité, au contraire, a un accent nettement subjectif; son symbolisme est beaucoup plus intérieur ; il dit la conscience d’être accablé par un poids qui écrase; il dit encore la morsure d’un remords qui ronge du dedans, dans la rumination tout intérieure de la faute. Ces deux métaphores du poids et de la morsure disent bien l’atteinte au niveau de l’existence. Mais le symbolisme le plus significatif de la culpabilité est celui qui se rattache au cycle du tribunal ; le tribunal est une institution de la cité ; transporté métaphoriquement, il devient ce que nous appelons la « conscience morale » ; la culpabilité est alors une manière de se tenir devant une sorte de tribunal invisible qui mesure l’offense, prononce la condamnation et inflige la punition ; au point extrême d’intériorisation, la conscience morale est un regard qui surveille, juge et condamne; le sentiment de culpabilité est la conscience d’être inculpé et incriminé par ce tribunal intérieur. Archaïque ce retour au châtiment mais traduit dans une modernité signifiée par le credo de la responsabilisation par la nécessité de se responsabiliser.

            La culpabilité annonce une accusation sans accusateur, un tribunal sans juge, un verdict sans auteur. La culpabilité est devenu ce malheur sans retour décrit par Kafka : la condamnation est devenue damnation.

La position de « l’être victime »

            Dernier point, et non le moindre, enfin qui structure cette herméneutique de l’institution imaginaire de l’économie pénale d’un régime oligarchique libérale en vue d’un état d’exception permanent., il s’agit de la figure de la victime innocente. Nous avons déjà souligné ce point mais il convient de l’approfondir.

            Car si la sanction scelle la culpabilité de l’agresseur, elle met à sa place la victime.

            Pour incarner aux yeux de tous, la violence de cette délinquance il faut promouvoir une autre catégorie. Tout bourreau doit avoir une victime, la figure de la victime.

            La victime est le résultat de l’ensemble des conséquences médicales, juridiques, socio-économiques, psychiques d’un accident traumatique.

            Un passage s’effectue de la victime singulière vers la construction  d’une position de « l’être victime ». La victime devient un humain dont l’essence supposée a été atteinte mais que l’on peut réparer par un châtiment infligée à son agresseur.

            Cette victime peut être une personne ou une victime abstraite, la société, la banlieue.

            La victimologie imagine le sujet humain tout entier englué dans le traumatisme, la souffrance.

2 Les mécanismes spéculatifs

Les novations intervenues, issus notamment du travail législatif et réglementaire, relèvent d’une analyse juridique, sociologique, politique mais je pense que la philosophie permet une interprétation des réponses pénales formulées par le justice des mineurs ; c’est-à-dire un travail de pensée qui consiste à déchiffrer le sens caché, dans le sens apparent, de ce discours de l’institution (Hermeneia) qui interprète la réalité, dans le mesure même où il dit quelque chose de quelque chose. L’énonciation est une saisie du réel par le moyen d’expressions signifiante (prescrit – discours…) mais elle assemble – construit des significations imaginaires. Ces significations imaginaires sociales existent en étant instituées.

La délinquance des mineurs repose la question philosophique de la nature du mal dans le cadre de nos démocraties modernes. Cette délinquance est construite comme une des figures du mal issue de la modernité, une manifestation de la désincorporation du pouvoir auquel le politique doit répondre.

            La société d’Ancien Régime se représentait son unité, son identité comme celle d’un corps – corps qui trouvait sa figuration dans le corps du roi, ou mieux s’identifiait à celui-ci, tandis qu’il s’y rattachait comme à sa tête. Ainsi donc, souligne Serge Audier, Tocqueville « n’aurait en effet pas entièrement compris comment, avec la démocratie moderne, s’est accompli un processus de désincorporation, qui marque une rupture décisive dans l’histoire »[1].

            Que faut-il précédemment entendre par « désincorporation » ? Eh bien que si la révolution démocratique marque une « rupture irréversible », c’est parce qu’elle a brisé de façon « définitive » « l’imbrication de la religion et de la politique ».

            Dès lors, comment maintenir l’idée d’une « passion commune » oeuvrant au sentiment d’appartenance à la nation, à la préservation du lien solidaire et au rééquilibrage des conditions ? Comment faire pour que la démocratie soit la « résolution » spirituelle des hommes politiquement libres – ou la « résolution » politique des hommes spirituellement libres ?

            Avec la désincorporation du pouvoir, il y a désincorporation du droit, désincorporation de la pensée, désincorporation du social »[2].

            Ce qui est en jeu dans l’institution imaginaire de l’économie pénale c’est qu’au cœur de la notion de démocratie, il y a donc cette interrogation sur la préservation de l’unité nationale et de morale publique.

            Si Robespierre parlait de « vertu » républicaine, Tocqueville se veut, quant à lui, plus pragmatique, lui préférant le terme d’« intérêt ». Mais l’intuition reste similaire : « Dans les deux cas, les citoyens doivent se soumettre à une discipline morale, et la stabilité de l’Etat est fondée sur l’influence prédominante que les mœurs et les croyances exercent sur la conduite des individus ».

            Il est un impératif que la société demeure unifiée par des croyances communes. Le citoyen, pour mieux s’individualiser, pratiquerait la surenchère des valorisations identitaires et sécessionnistes. Edgar Morin l’a lui aussi souvent souligné : l’individuation n’est pas l’individualisme. Et seule la première est au fondement des démocraties naissantes.

        Tocqueville avait donc fort bien vu que l’enjeu majeur des démocraties adultes serait leur capacité à se prémunir contre leurs propres démons, en veillant notamment à la préservation de la « sensibilité civique ».

            Pour la démocratie perdre la « civilité » ce n’est pas simplement faire preuve de dysfonctionnement, c’est littéralement décliner et entrevoir sa disparition.

            La civilité, écrit Richard Sennett[3], est « l’activité qui protège le moi des autres moi, et lui permet donc de jouir de la compagnie d’autrui. Le port du masque est l’essence même de la civilité. Le masque permet la pure sociabilité, indépendamment des sentiments subjectifs de puissance, de gêne, etc., de ceux qui les portent. La civilité préserve l’autre du poids du moi ». Cette définition de la civilité est à la fois pertinente et humble, dans la mesure où elle continue de privilégier, à l’instar d’Alexis de Tocqueville, le choix du réalisme contre celui de l’apologie béate des valeurs républicaines : il faut vouloir la civilité, non pas parce qu’elle participe de la morale publique, mais parce qu’elle préserve les autres de ce que je suis – et moi de ce qu’ils sont. En d’autres termes, il faut concevoir la civilité non plus comme une éthique mais comme un principe de sécurité publique. « La civilité consiste à traiter les autres comme s’ils étaient des inconnus, à forger avec eux des liens sociaux respectant cette distance première. La cité est le lieu humain où des inconnus peuvent se rencontrer. La géographie publique d’une cité est […] la civilité institutionnalisée ».

La doctrine pénale de l’ennemi[4]

L’ambivalence est au cœur des doctrines pénales modernes : une ambivalence conceptuelle autour des notions à double tranchant de prévention et de sûreté, une ambivalence contextuelle autour des réflexes de défense de la société ou de protection de la liberté face aux « menaces ».

Parler, de nos jours, de doctrine du droit pénal de l’ennemi, c’est renvoyer à la pensée de Günther Jakobs et au débat international qu’a suscité son premier essai paru à la fin des années 90. Un débat qui a porté non seulement sur la validité axiologique de la doctrine mais encore sur l’existence d’un droit pénal de l’ennemi, sur ses contours et contenus, sur l’ennemi entendu comme paradigme, c’est-à-dire comme référence pour la construction d’un droit pénal nouveau.

Pour l’instant, je me contenterai de parler de la position de Jakobs, étant entendu que je la schématiserai. La position de Jakobs est qu’il existe déjà un droit pénal de l’ennemi : son objectif n’est donc pas d’inventer ou de construire un tel droit mais simplement d’en constater l’existence. Etant précisé, que si le droit pénal de l’ennemi est souvent compris comme le droit pénal capable d’affronter les agressions venant des ennemis absolus que sont les terroristes, il faut se rappeler la date du premier essai de Jakobs, c’est-à-dire une date antérieure aux attentats du 11 septembre, et surtout constater que, pour ce dernier, le terroriste n’est que l’exemple extrême de l’ennemi et que c’est notamment sur la détention-sûreté allemande que Jakobs a fondé sa réflexion. La doctrine vise ainsi tous les dangereux et pas seulement les terroristes. Il me semble important d’en tenir compte, car braquer les projecteurs sur les seuls terroristes risquerait de laisser dans l’ombre le sort de beaucoup d’autres, bien plus nombreux.

Jakobs écarte d’emblée la question de l’être humain pour privilégier le concept de personne juridique et constater que tous les êtres humains n’ont pas forcément tous les mêmes droits (un enfant a moins de droits qu’un adulte : il ne peut pas voter par exemple). Dès lors, le concept de personne juridique est un concept élastique. Seul le citoyen a une personnalité juridique pleine.

Il introduit ensuite la notion de contrainte : toute contrainte (garde à vue, écoute téléphonique, peine, etc.) restreint les droits de l’individu et constitue donc une dépersonnalisation plus ou moins forte suivant l’intensité de l’atteinte aux droits.

Enfin, il oppose entre eux certains concepts : culpabilité versus dangerosité ; citoyen versus individu dangereux / ennemi (à l’extrême, dit-il, terroriste). La culpabilité est réservée au citoyen car, malgré l’acte qu’il a commis, on peut attendre de lui qu’il se comportera à l’avenir de manière légale. La dépersonnalisation qu’il subit est limitée à la seule contrainte de la peine en rétribution de son acte. La dangerosité interdit une telle attente. La société doit se protéger, comme elle se protège contre un ennemi, si et aussi longtemps qu’elle ne peut pas attendre de l’individu qu’il se comportera de manière légale, et la contrainte, donc la dépersonnalisation, est plus ou moins forte selon les cas, elle peut devenir extrême.

De cet ensemble, il ressort un premier constat, à savoir que la culpabilité ne s’adresse qu’au citoyen, la dangerosité à l’ennemi, que toute contrainte est une forme de dépersonnalisation, que la dépersonnalisation du citoyen est limitée, celle de l’ennemi peut être extrême.

Jakobs examine ensuite les mécanismes du droit pénal de l’ennemi qui reposent sur les mesures de sûreté (comme la détention-sûreté) et les mesures d’anticipation. Le deuxième constat est donc que le droit pénal de l’ennemi est un droit d’exception et qu’il vaut mieux le reconnaître comme tel afin de ne pas brouiller les catégories pénales : il existe un droit pénal du citoyen, et à côté et en opposé un droit pénal de l’ennemi.

Le troisième constat est que ce droit pénal matériel de l’ennemi s’accompagne d’un droit procédural de l’ennemi, droit dérogatoire, qui restreint ou annihile les règles du procès équitable (n’y ont plus cours le droit au juge naturel, les droits de la défense, le droit au silence, le droit au recours, etc.) – il raisonne alors principalement sur le terroriste. Le procès équitable est donc un droit du citoyen, il n’est pas celui de l’ennemi.

La position personnelle de Jakobs est que certes, avec des mesures telle la détention-sûreté, « l’on a quelque part franchi le Rubicon » (que l’image dominante est celle de la dépersonnalisation et de la nécessité de la contrainte, que la dangerosité de l’individu détenu prime sur tout, qu’il est devenu un ennemi et n’est plus un citoyen), mais que l’Etat, qui doit et veut protéger ses citoyens, ne peut pas se passer d’une telle institution, et plus généralement d’un droit pénal de l’ennemi ; que priver quelques-uns de certains droits pour combattre une source de danger est une lute, une guerre (tout autre mot serait un embellissement de façade, dit-il), pour autant un Etat de droit, qui, au nom d’une conception idéale, abstraite, se refuserait à employer de tels moyens, perdrait de sa réalité (et ne conserverait pas, dans le pire des cas, grand-chose de la notion abstraite) : en bref, sauvegarder l’Etat de droit suppose aussi d’employer des moyens contraires à l’Etat de droit. Justifié par une exigence de réalisme, le droit pénal de l’ennemi le serait encore du fait même que ce sont les individus eux-mêmes qui se sont exclus du jeu en raison de leurs actes et comportements.

Le droit pénal de la culpabilité menacé par le droit pénal de la dangerosité ; le droit pénal de l’infraction supplanté par le droit pénal de l’auteur – en tant que danger ; la finalité resocialisatrice de la peine remplacée par celle d’exclusion, neutralisation, élimination (« troisième coup », peines indéterminées, détention de sûreté indéterminée, régime pénitentiaire ou hospitalier , ségrégation de fait). Elle montre aussi le brouillage des catégories juridiques dès lors que le droit pénal de la dangerosité ne s’affiche pas comme un droit d’exception et la possible contamination de l’ordinaire par l’exceptionnel. Elle souligne encore l’amputation de droits, au-delà, de celle qu’implique la peine ; et si Jakobs pense ici plus particulièrement au terroriste, d’autres subissent effectivement de telles amputations, ne serait-ce que, par exemple en Angleterre, les malades mentaux, lorsqu’ils sont l’objet d’un restriction order (décision judiciaire interdisant au condamné malade mental détenu dans un hôpital d’être entendu par un juge, le soumettant ainsi au seul bon vouloir du Ministère de l’Intérieur).

La distinction personne/être humain qu’il pose d’emblée lui permet d’éluder la dépersonnalisation extrême qui conduit à la déshumanisation. Non seulement celle qui consiste à employer torture, traitement inhumain et dégradant, mais encore celle qui consiste à ramener un être humain à une seule caractéristique, sa dangerosité : « réduire un être humain à sa seule dangerosité reviendrait à lui refuser toutes autres caractéristiques que l’on accepterait de reconnaître dans les « autres » membres de la communauté humaine – les « non-dangereux » – et, par ce mouvement réducteur, à refuser d’admettre son égale dignité » ; ou encore la déshumanisation qui consiste à prédire la dangerosité d’une personne, soit en raison de son appartenance à un groupe, une minorité, soit en fonction de données statistiques, c’est à dire en niant l’irréductible singularité de chaque être humain. Si la déshumanisation passe moins qu’autrefois par l’animalisation – encore qu’il ne faille pas sous-estimer le langage médiatique – c’est la chosification qui guette, les comportements humains étant analysés à l’aide de concepts et méthodes élaborés, par exemple, pour les produits dangereux.

Mais le mot ennemi renvoie encore, et Jakobs le dit expressément, à la lutte, à la guerre. Le droit de l’ennemi – version américaine – est pratiqué de manière à ne jamais arriver devant un juge : on abuse d’instruments parapénaux, de prévention et de contrôle, de détentions administratives, et de mesures adoptées sous des formes qui permettent d’éluder le contrôle juridictionnel. Alors que le droit pénal de l’ennemi – la doctrine est une construction européenne – s’inscrit dans un processus judiciaire. Tout à la fois respectueux de ses garanties juridictionnelles et perturbateur de ces mêmes garanties, dès lors que le juge serait appelé, non à être un tiers impartial, mais à participer à la lutte et à devenir ainsi l’adversaire de la personne taxée d’ennemi.

En France, Le point de départ de cette doctrine pénale  peut être symboliquement marqué  par la loi française relative à la rétention de sûreté, adoptée le 25 février 2008, qui permet de maintenir un condamné en détention,  après exécution de sa peine, pour une durée d’un an, renouvelable indéfiniment, sur le seul critère de sa dangerosité.

La rupture est ainsi consacrée dans la relation entre culpabilité, responsabilité et sanction, au risque d’une déshumanisation du droit pénal et d’une radicalisation du contrôle social qui remettent en cause l’État de droit.

De nombreux pays semblent évoluer dans la même direction : c’est le cas des États-Unis, surtout depuis les attentats du 11 septembre 2001, mais aussi de la plupart des pays européens. À commencer par l’Allemagne, où l’internement de sûreté, introduit par une loi de 1933, est l’une des rares institutions de la période hitlérienne qui subsistent encore. Presque tombé en désuétude, cet internement de sûreté, qui a inspiré le législateur français, connaît en Allemagne une véritable renaissance depuis quelques années. Et le droit international n’est pas en reste, qu’il s’agisse des résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies, ou des décisions-cadres au sein de l’Union européenne.

Au vu de ces évolutions apparemment convergentes, l’hypothèse semble plausible d’un effet indirect des attentats du 11 septembre 2001 qui auraient en quelque sorte libéré les responsables politiques, symboliquement et juridiquement, de l’obligation de respecter les limites propres à l’État de droit

La peur des catastrophes et autres dangers dits naturels est sans doute l’un des premiers facteurs de cohésion sociale. En revanche, la peur de l’autre, délinquant ou déviant, peut conduire, si l’on n’y prend garde, au repli, voire à la désintégration du lien social.

Ce n’est évidemment pas le contrôle social en lui-même qui pose problème, car l’insécurité est une réalité quotidienne que les États ont le devoir de combattre. Ce qui pose problème, c’est le développement, jusque dans les démocraties occidentales, d’une culture de la peur qui produit une double perturbation : d’une part, elle déforme la réalité car elle est sélective dès lors que le discours politico médiatique choisit les formes d’insécurité sur lesquelles l’attention (et la peur) des citoyens devront se focaliser, au détriment d’une compréhension générale, intégrant, dans leur complexité, les divers aspects de la sécurité humaine ; d’autre part, elle durcit le contrôle social car elle appelle à encore et toujours plus de protection et de sécurité, au risque de sacrifier les libertés individuelles.

Or, les statistiques montrent que ce durcissement a peu d’effets sur une criminalité qui semble inhérente à toute société humaine, un « fait de sociologie normale » disait Durkheim. Toute la difficulté est de savoir comment la combattre, en ces temps où, camouflant son impuissance par un véritable déferlement compassionnel, la politique pénale prétend éradiquer le crime et supprimer jusqu’au risque de crime.

Au nom d’un principe de précaution étrangement transposé du droit de l’environnement au droit pénal, on en vient à l’abandon de la rationalité pénale traditionnelle, dite moderne, qui, dans le prolongement des Lumières, s’était inscrite au coeur du discours officiel. Cette rationalité relevait sans doute du mythe, mais elle se donnait, au moins comme idéal, l’objectif de responsabiliser le délinquant. Elle plaçait le libre arbitre au coeur de la responsabilité pénale, refusait de séparer peine et mesure de sûreté et s’efforçait d’exclure les formes extra-pénales d’internement administratif et d’encadrer la surveillance policière.

C’est cet idéal que les attentats du 11 septembre 2001 ont abattu en même temps que les tours jumelles de Manhattan. Certes, les pratiques répressives avaient commencé à s’en écarter bien avant le 11 septembre, mais c’est dans la période postérieure que les États-Unis, au nom de la guerre contre le terrorisme, vont adopter une batterie de nouveaux dispositifs, préventifs et répressifs, qui transforment tout individu qualifié de dangereux en ennemi à neutraliser et seront partiellement transposés aux autres pays, y compris en Europe et notamment en France. risquant de conduire vers la déshumanisation du droit pénal et la radicalisation des procédures de contrôle, pénales et extra-pénales, une telle transformation invite à approfondir la signification anthropologique d’un contrôle social qui oscille entre un pôle humaniste (le criminel reste un être humain que la sanction doit contribuer à humaniser c’est-à-dire à élever au dessus de lui-même en le rendant responsable de ses actes, tout en respectant sa dignité) et un pôle guerrier (le criminel, réel ou potentiel, est un ennemi dangereux qui, tel un animal, doit être neutralisé).

La « déshumanisation » du droit pénal

La tentation renaît à présent, au nom de la défense de la société et de la protection des victimes potentielles, d’un contrôle social fondé exclusivement sur la dangerosité, au risque de bouleverser tout à la fois la notion de responsabilité et celle de sanction.

S’agissant de la responsabilité, la loi de 2008 permet d’une part de retenir en prison, en raison de leur dangerosité, des condamnés ayant purgé leur peine, c’est-à-dire de détacher la dangerosité de la culpabilité ; d’autre part de juger des malades mentaux qui étaient auparavant déclarés irresponsables, c’est-à-dire de juger pour leur culpabilité matérielle des personnes auxquelles la faute ne peut être moralement imputée.

Ce sont les deux faces d’un même discours qui, destiné à apaiser les victimes et à rassurer l’opinion, aboutit à vider la responsabilité pénale de toute signification : prise entre une dangerosité sans culpabilité, et une culpabilité sans imputabilité, la responsabilité pénale abandonne tout lien avec le libre arbitre et perd ainsi sa fonction d’instituer l’homme, de l’élever au dessus de sa condition biologique en humanisant l’animal qui se cache en chacun de nous.

La dangerosité n’est pas un concept nouveau, mais ce qui est nouveau, c’est d’en faire un concept détaché de l’infraction pénale légitimant, après exécution de la peine, d’abord des mesures de surveillance puis, avec la rétention de sûreté, un véritable enfermement de durée indéterminée. Le seul lien entre cette dangerosité et l’infraction pénale tient au fait qu’une peine a été précédemment prononcée et exécutée pour une infraction faisant partie d’une liste qui, élargie très au-delà des seules infractions sexuelles, laisserait présumer la dangerosité de l’auteur. Certes, la loi française de 2008, comme la loi allemande dont elle s’inspire, semble offrir une base légale, mais cette légalité n’est qu’apparente car on voit mal comment établir et contester la preuve, s’agissant de la dangerosité dite criminologique, qu’on tente en vain de distinguer de la dangerosité psychiatrique.

Michel Foucault, dans son cours de 1974-75 sur les anormaux, soulignait déjà que l’expertise médico-légale allait servir d’échangeur entre catégories juridiques et notions médicales ; « un échangeur qui fonctionne d’autant plus fort qu’il est épistémologiquement plus faible ». il ajoutait, de façon prémonitoire : « c’est à l’individu dangereux, c’est-à-dire ni exactement malade, ni exactement criminel, que s’adresse cet ensemble institutionnel », et même à l’individu « éventuellement dangereux ». En séparant l’approche criminologique de l’approche psychiatrique, la loi ne fait que renforcer ce jeu de la légitimation réciproque entre pouvoir et savoir, pouvoir judiciaire et savoir médical et criminologique.

Près de quarante ans plus tard, un double glissement – du criminel au criminel potentiel, puis de celui-ci aux populations à risque –, ouvre largement la voie d’une déshumanisation que révèle déjà le vocabulaire emprunté à la dangerosité des choses. Des termes comme le principe de précaution invoqué face au risque de récidive, ou la « traçabilité » pour justifier la surveillance électronique, suggèrent la métamorphose de l’être humain en objet dangereux, objectivation au sens littéral.

À l’inverse, la loi de 2008 permet de déclarer la culpabilité de personnes auxquelles l’absence de discernement semble exclure d’imputer une faute. Tout se passe comme si les nouveaux dispositifs (dangerosité sans culpabilité, culpabilité sans imputabilité) étaient moins le résultat d’une réflexion sur la signification du droit pénal et de la responsabilité pénale, qu’un substitut pour camoufler l’incapacité du système pénal à réduire l’écart entre les objectifs de la sanction et les conditions de son exécution.

C’est en effet la conception même de la sanction qui est remise en cause dès lors que l’objectif de la lutte contre la récidive, placé au centre de la politique pénale, conduit, d’une part, à affaiblir, au motif d’un prétendu laxisme des juges, le principe de l’individualisation des peines et, d’autre part, à promouvoir, dans le prolongement du concept de dangerosité, l’autonomisation des mesures de sûreté. Sans doute la sanction pénale ne s’est jamais limitée à la fonction juridico-morale de rétribution de la faute, la doctrine attachant à la peine une fonction à la fois morale (rétribution de la faute) et utilitaire (réadaptation sociale, mais aussi exemplarité et intimidation, voire élimination). Mais face à une criminalité dont les formes les plus dures semblent résister à toute contrainte, la fonction, dite utilitaire, de protection de la société devient pleinement autonome et cette autonomisation, qui autorise l’application immédiate des « mesures de sûreté », va permettre au législateur d’abandonner la politique pénale traditionnelle (culpabilité/punition) au profit d’une politique ouvertement sécuritaire (dangerosité/neutralisation) préfigurant un système dualiste qui évoque les pires moments de l’histoire.

Ce système est pourtant accepté comme une évidence par le Conseil constitutionnel qui admet, à partir de 2005, l’autonomie des mesures de sûreté. s’il est explicite sur les objectifs des mesures de sûreté (prévention et non répression),

il ne dit pas grand chose sur les peines, ni sur la dénaturation de l’expertise, qui marque pourtant un pas vers la radicalisation des procédures de contrôle.

La radicalisation des procédures de contrôle

Elle comporte trois aspects.

D’abord, la dénaturation de l’expertise, qui commence avec les lois contre la récidive, mais se trouve considérablement accentuée par la loi de 2008. Pour évaluer la dangerosité, il a fallu élargir la mission de l’expert du diagnostic – déjà malaisé – de dangerosité à un véritable pronostic de récidive et doubler les experts traditionnels (psychiatres ou psychologues spécialistes d’une branche du savoir) de « commissions pluridisciplinaires d’évaluation de la dangerosité » au profil incertain.

Dites sui generis car trop hétérogènes pour être qualifiées d’experts, elles comprennent en effet non seulement un psychiatre et un psychologue, mais aussi un avocat, un représentant des victimes, un président de chambre à la cour d’appel, le directeur des services pénitentiaires, et le préfet de région.

Derrière la lourdeur et l’opacité de ces procédures, la confusion avec la dangerosité psychiatrique liée à la maladie mentale entretient l’illusion qu’il existerait un savoir permettant d’évaluer une « dangerosité criminologique », pourtant dénuée de fondement scientifique, et qu’il suffit, pour prédire le comportement futur d’un individu, d’ajouter à un examen clinique peu efficace des statistiques trop générales pour être performantes. Et comme il faut nourrir les évaluations des commissions mixtes, on en viendra à généraliser les fichiers.

La généralisation des fichiers et bases de données personnelles est d’abord quantitative : en décembre 2008, le « Groupe de contrôle des fichiers de police et de gendarmerie » a recensé quarante-cinq fichiers en France et noté l’accélération du taux de progression entre 2006 et 2008 : de trente-quatre à quarante-cinq fichiers, soit un ajout de onze fichiers en deux ans, sans compter la douzaine de nouveaux fichiers en préparation ! Mais elle est aussi qualitative. À mesure que les nouvelles technologies de surveillance se font de plus en plus intrusives, et que se développe la surveillance des personnes par les données (dataveillance), voire l’identification automatisée des suspects par extraction de données, s’annonce l’avènement d’une culture de la surveillance quasi généralisée. Si aucun pays démocratique n’est préservé, les États-Unis se trouvent en toute première ligne depuis 2001. Le Patriot Act, dont la plupart des dispositions ont été prorogées pour quatre ans en 2006, a considérablement accru les pouvoirs de collecte et de partage d’information accordés aux services fédéraux du renseignement, donnant au Federal Bureau of Investigation (FBI) le pouvoir d’obliger les banques,  les fournisseurs d’accès internet, les entreprises de téléphone, de crédit, mais aussi les bibliothèques, à livrer, sur demande, les données personnelles de leurs clients.

De leur côté, les États européens ne sont pas épargnés, notamment ceux, qui, comme le Royaume-Uni, l’Allemagne ou l’Italie, avaient été profondément marqués par des années de terrorisme interne. L’évolution est particulièrement sensible en Allemagne où les textes des années 1970, restés en vigueur, ont été, après le 11 septembre 2001, complétés par des dispositifs de surveillance extrêmement intrusifs. Plus grave encore, la création d’un fichier antiterroriste commun (loi du 31 décembre 2006) vient brouiller la séparation entre la police et les services de renseignements, alors que le souvenir de la fusion, à l’époque hitlérienne, entre la Gestapo et l’Office central de la sécurité donnait à cette séparation une signification si importante qu’elle avait été inscrite dans la Constitution.

En ce qui concerne les étrangersl’Europe est aussi un exemple significatif. Dans la difficile recherche d’un équilibre entre l’ouverture des frontières intérieures aux ressortissants des États membres et la fermeture des frontières extérieures aux ressortissants des États tiers, les attentats du 11 septembre 2001 se sont produits à un moment critique où la Commission venait de proposer un statut accordant aux citoyens de pays tiers le droit de travailler dans les Communautés européennes après cinq ans de résidence. il est vrai que l’entrée des dix États d’Europe de l’Est en 2004, puis, en 2007, l’intégration de deux États des Balkans, ont relancé la question des frontières extérieures pour des États entrants qui sont encore le théâtre de conflits identitaires et nourri la ritournelle sécuritaire centrée sur l’étranger identifié comme un risque.

En tout cas, la Commission européenne a durci sa position sur les demandeurs d’asile. Comme elle ne pouvait pas remettre en cause le dispositif de la Convention européenne des droits de l’homme interdisant l’expulsion du demandeur d’asile vers un pays où il est menacé de torture, on en arrive à une situation inextricable de l’étranger à la fois irrégulier et inexpulsable.

En pratique, la « gestion du phénomène migratoire » se focalise sur la lutte contre les formes irrégulières, dont les critères sont abandonnés aux États. En cas d’irrégularité, la « directive-retour », encore en débat, légitimerait pour l’État d’accueil, une décision, soit de retour, soit d’éloignement, autorisant l’une et l’autre une rétention « aussi brève que possible ». Brièveté toute relative car la période initiale d’un maximum de six mois peut être portée jusqu’à dix-huit mois dans la version votée en première lecture par le Parlement européen.

Par delà cet « effet 11 septembre », il reste à savoir si l’Europe en général, et la France en particulier, ont pour autant adhéré à la doctrine guerrière des États-Unis.

La notion de personne est donc  « élastique » et la dangerosité d’un individu en fait un ennemi dont la société doit se défendre par des mesures radicales comme l’internement de sûreté ou la création de camps du type de celui de Guantanamo.

Pour exprimer « l’irréductible humain », dans toute sa complexité, il faut en effet dépasser le couple « liberté/sécurité », ou même le triptyque « liberté/sécurité/ justice », pour introduire aussi l’« égale dignité ». C’est l’apport de la Cour européenne des droits de l’homme, devenue l’un des principaux lieux de résistance.

Alors que sa jurisprudence s’était construite sur des affaires internes, elle transpose son analyse au terrorisme international dès 1996. Mais c’est avec l’arrêt Saadi c/ Royaume-Uni (28 février 2008) qu’elle aborde ouvertement la question du terrorisme global, jugeant que l’Italie violerait la Convention si elle mettait à exécution sa décision d’expulser M. Saadi, soupçonné de terrorisme, vers la Tunisie où il risquait la torture. Le Royaume-Uni, tiers intervenant, avait tenté de proposer un assouplissement de la jurisprudence, que la Cour rejette au nom du caractère absolu de l’interdiction de la torture : « la perspective qu’une personne constitue une menace grave pour la collectivité ne diminue en rien le risque qu’elle subisse un préjudice si elle est expulsée ».

D’autres affaires, portant devant la Cour européenne des droits de l’homme la question plus politique de l’état d’urgence, montre à quel point les transformations du contrôle social se trouvent également liées aux mutations de l’État de droit.

Des dangers pour les personnes aux dangers pour les États, nous voici ramenés aux choix politiques. Si le droit à la sûreté est l’ébauche d’une vision libérale qui soumet l’État au droit, il porte en lui sa propre contradiction. Déjà inscrite dans  la Constitution de 1791, la référence expresse à la sûreté publique permet en effet de fonder les notions d’état d’urgence et d’état d’exception qui vont légitimer, en cas de danger pour la Nation, des dérives autoritaires, apparemment contraires à l’État de droit.

« Apparemment » contraires car entre deux notions aussi incertaines et évolutives que celles d’État de droit et d’état d’exception la relation est inévitablement complexe. D’une part, l’exception tend à devenir permanente, au point d’engendrer, au nom de la raison d’État, des glissements successifs menant aux États d’exception et régimes de suspicion. D’autre part, il ne faut pas sous-estimer la capacité de résistance des systèmes de droit contemporains. Car la nouveauté de l’après-guerre est le double mouvement, interne et international, de constitutionnalisation et d’internationalisation, qui substitue aux lois « divines et naturelles » un droit supra législatif et supranational. Ce mouvement n’a pas les mêmes effets dans tous les États, mais il devient impossible de l’ignorer complètement. C’est pourquoi la réponse aux dangers menaçants les États varie entre politique autoritaire et politique libérale, selon l’existence et les modalités d’un contrôle, national ou international, permettant non pas d’abolir, mais de « raisonner la raison d’État

Une première ambivalence conceptuelle résulte de l’association qui peut être trompeuse entre punir et prévenir. Un des postulats communs aux doctrines pénales modernes réside dans la théorie utilitariste de la peine. La thèse d’un contrat social par lequel chacun met à la disposition de la communauté « la plus petite portion possible » de sa liberté en échange de la garantie de défense collective, cet utilitarisme a pu soutenir des revendications en faveur de l’abandon des supplices. Mais l’argument de la prévention joue globalement dans le sens de la certitude de peines rigoureuses, car supérieures en souffrance aux plaisirs retirés, voire simplement attendus, du crime. Bentham ne cache nullement cette orientation : la peine ne peut être douce, car c’est associer deux idées contradictoires, en revanche elle peut être économique en empruntant « la langue du calcul et de la raison ». De ce fait, la peine doit aller en intensité « beaucoup au-delà » de l’avantage, « la peine doit se faire craindre plus que le crime ne se fait désirer […] il est donc nécessaire que la peine corresponde à tous les degrés de la tentation »

La volonté de donner à la peine une fonction principalement préventive n’a pas conduit à donner la priorité à l’éducation, mais à provoquer une course effrénée vers une répression toujours plus sévère  il faut insister sur une deuxième ambiguïté conceptuelle des doctrines pénales modernes : celle de la notion de « sûreté ». Le terme, comme son cousin qui l’a emporté au fil du temps – la « sécurité » – présente, même quand cela n’est pas avoué, un double visage. Relisons une des phrases les plus célèbres de Beccaria : « Le droit qu’a le souverain de punir les délits est donc fondé sur la nécessité de défendre contre les usurpations particulières le dépôt constitué pour le salut public. Et les peines sont d’autant plus justes que la sûreté est sacrée et inviolable, et plus grande la liberté que le souverain laisse à ses sujets » Ce texte mérite attention par le recours à la « nécessité » de la défense – un peu plus tard qualifiée de « sociale » par Romagnosi, comme l’avait noté Gramatica – et par l’invocation du caractère inviolable et sacré de la sûreté, où l’on croit déjà entendre les échos des articles 2, 7,8 et 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Mais à qui est reconnue cette sûreté si sacrée ? Est-ce au délinquant, ou présumé tel, qui usurpe « le dépôt constitué pour le salut public » en violant la loi commune ? S’agit-il, comme en1789, de garantir la liberté de chacun contre les arrestations ou les procédures arbitraires pour que tout homme soit « en sûreté », sûr de ne pas être inquiété abusivement, avec une « bonne opinion de sa sûreté » aurait dit Montesquieu ? Tel ne paraît pas être, dans cette phrase, le sens donné par Beccaria à une sûreté mise en balance avec la liberté des sujets. Si cette dernière comporte aussi sa part de sécurité individuelle, c’est que la valeur suprême (de « salut public ») est la sûreté publique, commune, universelle, sociale, comme la qualifie Romagnosi en 1791.

La sûreté n’est donc pas toujours une face de la liberté individuelle, une assurance de protection des droits fondamentaux de la personne humaine comme nous dirions aujourd’hui, elle est aussi cet objet de la police (la « sûreté générale » des révolutionnaires, puis des services ministériels de la fin du XIXe siècle) et ce but ultime de la législation pénale, ce fondement du droit de punir accordé à la société pour se défendre contre les délinquants.

Non seulement le droit individuel doit plier devant l’intérêt social, mais le criminel est un « ennemi » qui s’est mis de lui-même en dehors du pacte social, un « hors la loi ». Ici Beccaria, qui prône le bannissement de « celui qui trouble la tranquillité publique et n’obéit pas aux lois », rejoint Rousseau pour qui « tout malfaiteur attaquant le droit social devient par ses forfaits rebelle et traître à la patrie, il cesse d’en être membre en violant ses lois et même il lui fait la guerre » (Contrat social, livre II, chapitre V).

Dès Beccaria se met en place une logique de guerre avec son triptyque : atteinte à la sécurité, défense sociale, élimination du délinquant ennemi. Cette logique était dénoncée en tant que telle, par Rossi en 1829, qui voyait un lien fort « entre les doctrines fondées sur le principe de la défense et celles fondées sur le principe de l’intérêt »16.

Au nom d’un standard vague et soumis à l’appréciation de l’État (la sécurité d’aujourd’hui rappelle l’ordre public ou la sûreté de l’État d’hier), l’aggravation de la répression peut menacer, en revanche, les libertés de chacun quand s’effacent ou disparaissent les garanties procédurales et judiciaires attachées aux libertés fondamentales placées au sommet de la hiérarchie des normes par le droit positif des régimes démocratiques.

« Une dangerosité sans culpabilité », parce que la dangerosité s’autonomise, devient un concept détaché de l’infraction pénale, légitimant, après l’exécution de la peine, non seulement des mesures de soins et de surveillance, mais encore, avec la rétention de sûreté, un enfermement de durée indéterminée, le seul lien entre la surveillance ou l’enfermement et l’infraction pénale tenant au fait qu’une peine a été précédemment prononcée et exécutée pour un acte faisant partie d’une liste d’infractions, qui, selon le législateur, laisseraient présumer la dangerosité de leurs auteurs.

« Une culpabilité sans imputabilité », parce que la loi nouvelle, si elle ne modifie pas la façon de concevoir la responsabilité pénale en cas d’absence de discernement, autorise toutefois une audience où sera établie l’imputation matérielle des faits, où pourra être décidée une hospitalisation psychiatrique, où pourront être prononcées d’autres mesures de sûreté qualifiées telles par la loi mais dont la chambre criminelle de la Cour de cassation a jugé, il y a quelques mois, qu’elles constituaient en réalité des peines, cette décision constatant implicitement que le droit français permet désormais la punition sans l’imputabilité.

Les fissures dans la digue du droit pénal moderne sont ainsi de plus en plus nombreuses et l’on ne peut s’empêcher de penser à la phrase de Foucault, sans doute a-t-on cessé de pressentir « ce qu’il y aurait de redoutable à autoriser le droit à intervenir sur les individus à raison de ce qu’ils sont ».


[1] Serge Audier, Tocqueville retrouvé. Genèse et enjeux du renouveau tocquevillien français. Vrin 2004, p. 202.

[2] Cl. Lefort « Permanence du théologico-politique ? » un essai sur le politique XIX-XXe siècle, Paris, le Seuil 1986, p. 278.

[3] Richard Sennett, les tyrannies de l’intimité, Paris, le Seuil, 1979, réed. 1995, p. 202.

[4] Ce paragraphe reprend en partie les communications d’un séminaire organisé par Mme Delmas-Marty  en 2009 au Collège de France.

CHEMINS ET SENTIERS

Au bord de la route, des fleurs se multipliaient dans l’herbe pauvre, et Chalfour s’étonnait de l’éclat des marguerites. Il apercevait des insectes qui voyageaient au milieu des herbes et au-dessus des herbes : moucherons, sauterelles, faucheux. Lui-même ressemblait à un faucheux embarrassé par le fardeau de son corps, comme le ciel aussi par l’illustre poids du soleil.
[André DHÔTEL, « L’Homme de la Scierie », Gallimard, 1950, page 155]


Mais si le temps n’existe que dans ma tête, et si je suis le dernier être humain, il finira avec moi. Cette pensée me rend joyeuse.
Il est peut-être en mon pouvoir de tuer le temps. Le grand filet se déchirera et tombera dans l’oubli avec son triste contenu.

On devrait m’en avoir de la reconnaissance, mais personne ne saura après ma mort que c’est moi qui ai assassiné le temps.
Dans le fond, ces pensées n’ont pas la moindre signification.
Les choses arrivent tout simplement et, comme des millions d’hommes avant moi, je cherche à leur trouver un sens parce que mon orgueil ne veut pas admettre que le sens d’un événement est tout entier dans cet événement.

Aucun coléoptère que j’écrase sans y prendre garde ne verra dans cet événement fâcheux pour lui une secrète relation de portée universelle. Il était simplement sous mon pied au moment où je l’ai écrasé : un bien-être dans la lumière, une courte douleur aiguë et puis plus rien.

Les humains sont les seuls à être condamnés à courir après un sens qui ne peut exister. Je ne sais pas si j’arriverai un jour à prendre mon parti de cette révélation. Il est difficile de se défaire de cette folie des grandeurs ancrée en nous depuis si longtemps.

Je plains les animaux et les hommes parce qu’ils sont jetés dans la vie sans l’avoir voulu. Mais ce sont les hommes qui sont sans doute le plus à plaindre, parce qu’il possèdent juste assez de raison pour lutter contre le cours naturel des choses. Cela les a rendus méchants, désespérés et bien peu dignes d’être aimés. Et pourtant, il leur aurait été possible de vivre autrement.

[ Marlen Haushofer , « Le mur invisible » Actes sud 1992 ]


HORS CATEGORIE

Pour définir l’essence de l’institution des significations imaginaires sociales d’une nouvelle économie pénale  il faut distinguer ce qui relève de la construction mythique d’une figure monstrueuse et dangereuse (la délinquance des mineurs, le black bloc, le gilet jaune, l’ antivax…) qui mettrait en péril le contrat social, la civilité et la fonction catharsis de ce symbole.

Le pouvoir se doit d’imposer sa transcendance. Il existe une fabrique du pouvoir au sens où l’entend Charles Tilly. La transcendance, qu’elle passe historiquement par le corps du roi ou la loi réclame la construction d’une figure de l’ennemi à détruire. Ce qui apparaît comme désordre dans une société est désordre du point de vue de sa propre institution, mais c’est quelque chose qui a son ordre et qui est négativement valorisé du point de vue de l’institution existante.

            Pour Jean Duvignaud, dans spectacle et société, la fonction du langage est d’introduire la conscience de la souffrance. Ainsi le plaisir propre à la tragédie est-il le plaisir qu’engendre frayeur et pitié. Ce qui est éprouvé par le spectateur doit d’abord être construit dans l’œuvre, dans les faits (mythos, intrigue) et ceux-ci passent par le crible de l’activité représentative.

            Nous touchons ici à la notion de « catharsis » telle que l’entend Aristote, notion complexe et difficile pour le lecteur du 21ème siècle.

            Cependant Jean Duvignaud la résume ainsi : l’effet produit par la représentation des passions et des désirs exprimés par des personnages imaginaires sur des spectateurs réels.

            Paul Ricœur met ce concept au cœur de nos émotions : la catharsis est une purification – une épuration – qui à son siège dans le spectateur. La tragédie procède de la pitié et de la frayeur. Elle réside donc dans la transformation en plaisir de la peine inhérente à ces émotions. Il y a donc purification des passions par la catharsis. Mais, à l’origine de la catharsis – purification, il y a toujours la crainte de la mort. La catharsis serait une façon de communiquer dans l’exaltation comme l’enseignent les rites de la Grèce archaïque : elle est libératrice du désir, affirmation des puissances de la vie.

            La fonction du langage est d’introduire la conscience de cette souffrance, dans la catharsis réside donc une purification, une puissance de vie qui s’origine dans la crainte de la disparition.

            Cette esthétique de la tragédie grecque prend sa source dans la polis, la démocratie athénienne une certaine institution imaginaire des représentations sociales. La fonction symbolique mythique articule et réunifie, met ensemble ce qui pour nous paraît distinct. Il est alors possible de dégager quelques traits particuliers de cette dynamique :

  • le mythe se caractérise par une convergence du signe, de la représentation de la chose. Par exemple le nom d’une personne n’est pas distinct de cette personne. Le nom et la personnalité intérieure convergent ;
  • il n’existe pas de hasard. La notion de fatum, fatalité est essentielle.

            Ces remarques me conduisent à faire l’hypothèse que l’institution des significations imaginaires de la « délinquance des mineurs » et de son économie pénale relève de caractéristiques propres à la pensée mythique dont l’usage à une fonction catharsis.

            Une construction qui articule – assemble et donne à voir (représentation – discours…) pour chaque citoyen une conscience de la perte de civilité (crainte – pitié), de la perte du demos (frayeur), une souffrance, et ce dans le souci d’exalter une transcendance via l’affirmation d’une autorité publique.

L’ensemble de ces éléments peut être rapproché d’une doctrine pénale qualifiée de l’ennemi et qui se singularise par la prégnance du concept de dangerosité et le principe de précaution.

1 Les valeurs : l’ ennemi est partout

Le châtiment comme sanction

            La sanction pénale n’est éliminatrice qu’à défaut de promouvoir un sujet libre de ses actes ayant une capacité à en répondre. Elle est « correctrice » (de là vient le mot de tribunal correctionnel) afin de restaurer une responsabilité défaillante. La punition est à l’âme ce que la médecine est au corps : un remède, c’est-à-dire un mal qui annonce un bien.

            Punir, ce n’est donc ni affirmer la règle que la faute a nié ni modifier la conduite de l’auteur, mais conjurer le mal que son acte a révélé.

            Or, un retour semble s’opérer vers les thèses de Durkheim : dès lors que la règle est violée, elle cesse d’apparaître comme inviolable. Il est donc nécessaire d’instaurer une peine qui restitue son caractère intangible, afin que chacun la voie encore comme unanimement respectée :

            « Il faut donc qu’en face de l’infraction, le maître atteste d’une manière non équivoque que son sentiment n’a pas varié […], qu’il blâme d’une façon ostensible l’acte qui a été commis ; cette réprobation énergique, voilà ce qui constitue essentiellement la peine » (L’éducation morale, PUF, 1963, p. 141, je souligne). Il y a là une réponse expiatrice à la transgression.

            Quand la société est profondément ébranlée dans ses valeurs, la peine apparaît comme la réaction nécessaire au rétablissement de l’ordre troublé. Gilets jaunes, réponses pénales encadrant l’ arsenal « sanitaire » sont à ce titre exemplaires.

            Peines, sanction éducative, ces réponses ostensibles tournées vers cette « réprobation énergique » dont parle Durkheim est une vision sociale, un signifiant imaginaire, en quelque sorte une anthropologie du châtiment, c’est-à-dire une « pacification » comme l’appelle P. Ricœur, une pacification de la souillure.

            Ce qui rend d’autant plus compréhensible le passage du terme sauvageon à celui de racaille qui provenant de « rasicaire » signifie racler, gratter. Une opération de nettoyage s’impose pour éliminer, pacifier la souillure qui gangrène la civilité.

            Le châtiment est un mal infligé volontairement pour un mal subi. Son extension et son intensité, sa profondeur même sont plus grandes que celles qui sont communément attachées à la punition. Il y a quelque chose de métaphysique dans le châtiment, qui manque à la punition. Alors que la punition ne touche qu’une faute ponctuelle et peut être décidée en dehors de tout contexte légal; le châtiment engage à la fois le coupable tout entier et l’autorité qui en est la source légitime.

            Le mot allemand Schuld signifie à la fois « faute » et « dette ». Celui qui s’est rendu coupable d’un mal est en situation de devoir rendre ce qu’il a pris : tout châtiment est une manière de remboursement.

            Le châtiment est une vengeance à la fois rationalisée et sublimée. Par le mal infligé au coupable, le châtiment délivre la victime du mal qu’elle a subi.

            Le châtiment n’est pas seulement l’expression du désir (forcément aveugle et irrationnel) de vengeance ; il en est aussi, peut-être d’abord, la sublimation et l’abolition. Il y a, rappelle Schopenhauer, « des rapports entre la méchanceté et l’esprit de vengeance, qui rend le mal pour le mal, non pas avec une préoccupation de l’avenir – ce qui est caractéristique du châtiment – mais simplement en songeant à ce qui est arrivé, au passé, cela sans intérêt, en voyant dans le mal qu’il inflige non un moyen, mais un but, et en cherchant dans la souffrance de l’offenseur un apaisement de la nôtre ».

            Alors que la vengeance tombe dans le mauvais infini (elle appelle la vengeance), le châtiment, comme un remède, met fin au mal –  sa logique est toute de proportion.

            Pour les victimes, et leurs proches, et, de proche en proche, pour la société toute entière, il est capital que le mal soit aliéné, c’est-à-dire arraché à son lieu d’effectuation, pour que commence enfin le travail de réparation.

            S’attache donc un caractère sacré au châtiment. Ce sacré n’étant plus aujourd’hui situé dans la transcendance de la loi, mais dans la souffrance d’une victime innocente.

            Mais cette promotion du châtiment comme sanction est conditionnée également par une notion centrale dans l’institution imaginaire de cette nouvelle économie pénale, celle de culpabilité. C’est pourquoi sanction et châtiment sont les deux leviers d’une même plaie à jamais inguérissable.

La culpabilité : sommes-nous tous coupable ?

            Les travaux de P. Ricœur montrent que la signification du mot culpabilité est fixée dans les textes de la littérature pénitentielle dans lesquelles les communautés de croyants ont exprimé l’aveu du mal.

            Il montre que l’idée de culpabilité respecte la forme extérieure d’intériorisation qui passe de la souillure (retour de ce terme) au pêché. La souillure étant conçue comme une contagion extérieure, le pêché une rupture de relation entre l’homme et dieu, l’homme et l’homme, entre l’homme et lui-même.

            La culpabilité, au contraire, a un accent nettement subjectif; son symbolisme est beaucoup plus intérieur ; il dit la conscience d’être accablé par un poids qui écrase; il dit encore la morsure d’un remords qui ronge du dedans, dans la rumination tout intérieure de la faute. Ces deux métaphores du poids et de la morsure disent bien l’atteinte au niveau de l’existence. Mais le symbolisme le plus significatif de la culpabilité est celui qui se rattache au cycle du tribunal ; le tribunal est une institution de la cité ; transporté métaphoriquement, il devient ce que nous appelons la « conscience morale » ; la culpabilité est alors une manière de se tenir devant une sorte de tribunal invisible qui mesure l’offense, prononce la condamnation et inflige la punition ; au point extrême d’intériorisation, la conscience morale est un regard qui surveille, juge et condamne; le sentiment de culpabilité est la conscience d’être inculpé et incriminé par ce tribunal intérieur. Archaïque ce retour au châtiment mais traduit dans une modernité signifiée par le credo de la responsabilisation par la nécessité de se responsabiliser.

            La culpabilité annonce une accusation sans accusateur, un tribunal sans juge, un verdict sans auteur. La culpabilité est devenu ce malheur sans retour décrit par Kafka : la condamnation est devenue damnation.

La position de « l’être victime »

            Dernier point, et non le moindre, enfin qui structure cette herméneutique de l’institution imaginaire de l’économie pénale d’un régime oligarchique libérale en vue d’un état d’exception permanent., il s’agit de la figure de la victime innocente. Nous avons déjà souligné ce point mais il convient de l’approfondir.

            Car si la sanction scelle la culpabilité de l’agresseur, elle met à sa place la victime.

            Pour incarner aux yeux de tous, la violence de cette délinquance il faut promouvoir une autre catégorie. Tout bourreau doit avoir une victime, la figure de la victime.

            La victime est le résultat de l’ensemble des conséquences médicales, juridiques, socio-économiques, psychiques d’un accident traumatique.

            Un passage s’effectue de la victime singulière vers la construction  d’une position de « l’être victime ». La victime devient un humain dont l’essence supposée a été atteinte mais que l’on peut réparer par un châtiment infligée à son agresseur.

            Cette victime peut être une personne ou une victime abstraite, la société, la banlieue.

            La victimologie imagine le sujet humain tout entier englué dans le traumatisme, la souffrance.

2 Les mécanismes spéculatifs

Les novations intervenues, issus notamment du travail législatif et réglementaire, relèvent d’une analyse juridique, sociologique, politique mais je pense que la philosophie permet une interprétation des réponses pénales formulées par le justice des mineurs ; c’est-à-dire un travail de pensée qui consiste à déchiffrer le sens caché, dans le sens apparent, de ce discours de l’institution (Hermeneia) qui interprète la réalité, dans le mesure même où il dit quelque chose de quelque chose. L’énonciation est une saisie du réel par le moyen d’expressions signifiante (prescrit – discours…) mais elle assemble – construit des significations imaginaires. Ces significations imaginaires sociales existent en étant instituées.

La délinquance des mineurs repose la question philosophique de la nature du mal dans le cadre de nos démocraties modernes. Cette délinquance est construite comme une des figures du mal issue de la modernité, une manifestation de la désincorporation du pouvoir auquel le politique doit répondre.

            La société d’Ancien Régime se représentait son unité, son identité comme celle d’un corps – corps qui trouvait sa figuration dans le corps du roi, ou mieux s’identifiait à celui-ci, tandis qu’il s’y rattachait comme à sa tête. Ainsi donc, souligne Serge Audier, Tocqueville « n’aurait en effet pas entièrement compris comment, avec la démocratie moderne, s’est accompli un processus de désincorporation, qui marque une rupture décisive dans l’histoire »[1].

            Que faut-il précédemment entendre par « désincorporation » ? Eh bien que si la révolution démocratique marque une « rupture irréversible », c’est parce qu’elle a brisé de façon « définitive » « l’imbrication de la religion et de la politique ».

            Dès lors, comment maintenir l’idée d’une « passion commune » oeuvrant au sentiment d’appartenance à la nation, à la préservation du lien solidaire et au rééquilibrage des conditions ? Comment faire pour que la démocratie soit la « résolution » spirituelle des hommes politiquement libres – ou la « résolution » politique des hommes spirituellement libres ?

            Avec la désincorporation du pouvoir, il y a désincorporation du droit, désincorporation de la pensée, désincorporation du social »[2].

            Ce qui est en jeu dans l’institution imaginaire de l’économie pénale c’est qu’au cœur de la notion de démocratie, il y a donc cette interrogation sur la préservation de l’unité nationale et de morale publique.

            Si Robespierre parlait de « vertu » républicaine, Tocqueville se veut, quant à lui, plus pragmatique, lui préférant le terme d’« intérêt ». Mais l’intuition reste similaire : « Dans les deux cas, les citoyens doivent se soumettre à une discipline morale, et la stabilité de l’Etat est fondée sur l’influence prédominante que les mœurs et les croyances exercent sur la conduite des individus ».

            Il est un impératif que la société demeure unifiée par des croyances communes. Le citoyen, pour mieux s’individualiser, pratiquerait la surenchère des valorisations identitaires et sécessionnistes. Edgar Morin l’a lui aussi souvent souligné : l’individuation n’est pas l’individualisme. Et seule la première est au fondement des démocraties naissantes.

        Tocqueville avait donc fort bien vu que l’enjeu majeur des démocraties adultes serait leur capacité à se prémunir contre leurs propres démons, en veillant notamment à la préservation de la « sensibilité civique ».

            Pour la démocratie perdre la « civilité » ce n’est pas simplement faire preuve de dysfonctionnement, c’est littéralement décliner et entrevoir sa disparition.

            La civilité, écrit Richard Sennett[3], est « l’activité qui protège le moi des autres moi, et lui permet donc de jouir de la compagnie d’autrui. Le port du masque est l’essence même de la civilité. Le masque permet la pure sociabilité, indépendamment des sentiments subjectifs de puissance, de gêne, etc., de ceux qui les portent. La civilité préserve l’autre du poids du moi ». Cette définition de la civilité est à la fois pertinente et humble, dans la mesure où elle continue de privilégier, à l’instar d’Alexis de Tocqueville, le choix du réalisme contre celui de l’apologie béate des valeurs républicaines : il faut vouloir la civilité, non pas parce qu’elle participe de la morale publique, mais parce qu’elle préserve les autres de ce que je suis – et moi de ce qu’ils sont. En d’autres termes, il faut concevoir la civilité non plus comme une éthique mais comme un principe de sécurité publique. « La civilité consiste à traiter les autres comme s’ils étaient des inconnus, à forger avec eux des liens sociaux respectant cette distance première. La cité est le lieu humain où des inconnus peuvent se rencontrer. La géographie publique d’une cité est […] la civilité institutionnalisée ».

5 La doctrine pénale de l’ennemi[4]

L’ambivalence est au cœur des doctrines pénales modernes : une ambivalence conceptuelle autour des notions à double tranchant de prévention et de sûreté, une ambivalence contextuelle autour des réflexes de défense de la société ou de protection de la liberté face aux « menaces ».

Parler, de nos jours, de doctrine du droit pénal de l’ennemi, c’est renvoyer à la pensée de Günther Jakobs et au débat international qu’a suscité son premier essai paru à la fin des années 90. Un débat qui a porté non seulement sur la validité axiologique de la doctrine mais encore sur l’existence d’un droit pénal de l’ennemi, sur ses contours et contenus, sur l’ennemi entendu comme paradigme, c’est-à-dire comme référence pour la construction d’un droit pénal nouveau.

Pour l’instant, je me contenterai de parler de la position de Jakobs, étant entendu que je la schématiserai. La position de Jakobs est qu’il existe déjà un droit pénal de l’ennemi : son objectif n’est donc pas d’inventer ou de construire un tel droit mais simplement d’en constater l’existence. Etant précisé, que si le droit pénal de l’ennemi est souvent compris comme le droit pénal capable d’affronter les agressions venant des ennemis absolus que sont les terroristes, il faut se rappeler la date du premier essai de Jakobs, c’est-à-dire une date antérieure aux attentats du 11 septembre, et surtout constater que, pour ce dernier, le terroriste n’est que l’exemple extrême de l’ennemi et que c’est notamment sur la détention-sûreté allemande que Jakobs a fondé sa réflexion. La doctrine vise ainsi tous les dangereux et pas seulement les terroristes. Il me semble important d’en tenir compte, car braquer les projecteurs sur les seuls terroristes risquerait de laisser dans l’ombre le sort de beaucoup d’autres, bien plus nombreux.

Jakobs écarte d’emblée la question de l’être humain pour privilégier le concept de personne juridique et constater que tous les êtres humains n’ont pas forcément tous les mêmes droits (un enfant a moins de droits qu’un adulte : il ne peut pas voter par exemple). Dès lors, le concept de personne juridique est un concept élastique. Seul le citoyen a une personnalité juridique pleine.

Il introduit ensuite la notion de contrainte : toute contrainte (garde à vue, écoute téléphonique, peine, etc.) restreint les droits de l’individu et constitue donc une dépersonnalisation plus ou moins forte suivant l’intensité de l’atteinte aux droits.

Enfin, il oppose entre eux certains concepts : culpabilité versus dangerosité ; citoyen versus individu dangereux / ennemi (à l’extrême, dit-il, terroriste). La culpabilité est réservée au citoyen car, malgré l’acte qu’il a commis, on peut attendre de lui qu’il se comportera à l’avenir de manière légale. La dépersonnalisation qu’il subit est limitée à la seule contrainte de la peine en rétribution de son acte. La dangerosité interdit une telle attente. La société doit se protéger, comme elle se protège contre un ennemi, si et aussi longtemps qu’elle ne peut pas attendre de l’individu qu’il se comportera de manière légale, et la contrainte, donc la dépersonnalisation, est plus ou moins forte selon les cas, elle peut devenir extrême.

De cet ensemble, il ressort un premier constat, à savoir que la culpabilité ne s’adresse qu’au citoyen, la dangerosité à l’ennemi, que toute contrainte est une forme de dépersonnalisation, que la dépersonnalisation du citoyen est limitée, celle de l’ennemi peut être extrême.

Jakobs examine ensuite les mécanismes du droit pénal de l’ennemi qui reposent sur les mesures de sûreté (comme la détention-sûreté) et les mesures d’anticipation. Le deuxième constat est donc que le droit pénal de l’ennemi est un droit d’exception et qu’il vaut mieux le reconnaître comme tel afin de ne pas brouiller les catégories pénales : il existe un droit pénal du citoyen, et à côté et en opposé un droit pénal de l’ennemi.

Le troisième constat est que ce droit pénal matériel de l’ennemi s’accompagne d’un droit procédural de l’ennemi, droit dérogatoire, qui restreint ou annihile les règles du procès équitable (n’y ont plus cours le droit au juge naturel, les droits de la défense, le droit au silence, le droit au recours, etc.) – il raisonne alors principalement sur le terroriste. Le procès équitable est donc un droit du citoyen, il n’est pas celui de l’ennemi.

La position personnelle de Jakobs est que certes, avec des mesures telle la détention-sûreté, « l’on a quelque part franchi le Rubicon » (que l’image dominante est celle de la dépersonnalisation et de la nécessité de la contrainte, que la dangerosité de l’individu détenu prime sur tout, qu’il est devenu un ennemi et n’est plus un citoyen), mais que l’Etat, qui doit et veut protéger ses citoyens, ne peut pas se passer d’une telle institution, et plus généralement d’un droit pénal de l’ennemi ; que priver quelques-uns de certains droits pour combattre une source de danger est une lute, une guerre (tout autre mot serait un embellissement de façade, dit-il), pour autant un Etat de droit, qui, au nom d’une conception idéale, abstraite, se refuserait à employer de tels moyens, perdrait de sa réalité (et ne conserverait pas, dans le pire des cas, grand-chose de la notion abstraite) : en bref, sauvegarder l’Etat de droit suppose aussi d’employer des moyens contraires à l’Etat de droit. Justifié par une exigence de réalisme, le droit pénal de l’ennemi le serait encore du fait même que ce sont les individus eux-mêmes qui se sont exclus du jeu en raison de leurs actes et comportements.

Le droit pénal de la culpabilité menacé par le droit pénal de la dangerosité ; le droit pénal de l’infraction supplanté par le droit pénal de l’auteur – en tant que danger ; la finalité resocialisatrice de la peine remplacée par celle d’exclusion, neutralisation, élimination (« troisième coup », peines indéterminées, détention de sûreté indéterminée, régime pénitentiaire ou hospitalier , ségrégation de fait). Elle montre aussi le brouillage des catégories juridiques dès lors que le droit pénal de la dangerosité ne s’affiche pas comme un droit d’exception et la possible contamination de l’ordinaire par l’exceptionnel. Elle souligne encore l’amputation de droits, au-delà, de celle qu’implique la peine ; et si Jakobs pense ici plus particulièrement au terroriste, d’autres subissent effectivement de telles amputations, ne serait-ce que, par exemple en Angleterre, les malades mentaux, lorsqu’ils sont l’objet d’un restriction order (décision judiciaire interdisant au condamné malade mental détenu dans un hôpital d’être entendu par un juge, le soumettant ainsi au seul bon vouloir du Ministère de l’Intérieur).

La distinction personne/être humain qu’il pose d’emblée lui permet d’éluder la dépersonnalisation extrême qui conduit à la déshumanisation. Non seulement celle qui consiste à employer torture, traitement inhumain et dégradant, mais encore celle qui consiste à ramener un être humain à une seule caractéristique, sa dangerosité : « réduire un être humain à sa seule dangerosité reviendrait à lui refuser toutes autres caractéristiques que l’on accepterait de reconnaître dans les « autres » membres de la communauté humaine – les « non-dangereux » – et, par ce mouvement réducteur, à refuser d’admettre son égale dignité » ; ou encore la déshumanisation qui consiste à prédire la dangerosité d’une personne, soit en raison de son appartenance à un groupe, une minorité, soit en fonction de données statistiques, c’est à dire en niant l’irréductible singularité de chaque être humain. Si la déshumanisation passe moins qu’autrefois par l’animalisation – encore qu’il ne faille pas sous-estimer le langage médiatique – c’est la chosification qui guette, les comportements humains étant analysés à l’aide de concepts et méthodes élaborés, par exemple, pour les produits dangereux.

Mais le mot ennemi renvoie encore, et Jakobs le dit expressément, à la lutte, à la guerre. Le droit de l’ennemi – version américaine – est pratiqué de manière à ne jamais arriver devant un juge : on abuse d’instruments parapénaux, de prévention et de contrôle, de détentions administratives, et de mesures adoptées sous des formes qui permettent d’éluder le contrôle juridictionnel. Alors que le droit pénal de l’ennemi – la doctrine est une construction européenne – s’inscrit dans un processus judiciaire. Tout à la fois respectueux de ses garanties juridictionnelles et perturbateur de ces mêmes garanties, dès lors que le juge serait appelé, non à être un tiers impartial, mais à participer à la lutte et à devenir ainsi l’adversaire de la personne taxée d’ennemi.

En France, Le point de départ de cette doctrine pénale  peut être symboliquement marqué  par la loi française relative à la rétention de sûreté, adoptée le 25 février 2008, qui permet de maintenir un condamné en détention,  après exécution de sa peine, pour une durée d’un an, renouvelable indéfiniment, sur le seul critère de sa dangerosité.

La rupture est ainsi consacrée dans la relation entre culpabilité, responsabilité et sanction, au risque d’une déshumanisation du droit pénal et d’une radicalisation du contrôle social qui remettent en cause l’État de droit.

De nombreux pays semblent évoluer dans la même direction : c’est le cas des États-Unis, surtout depuis les attentats du 11 septembre 2001, mais aussi de la plupart des pays européens. À commencer par l’Allemagne, où l’internement de sûreté, introduit par une loi de 1933, est l’une des rares institutions de la période hitlérienne qui subsistent encore. Presque tombé en désuétude, cet internement de sûreté, qui a inspiré le législateur français, connaît en Allemagne une véritable renaissance depuis quelques années. Et le droit international n’est pas en reste, qu’il s’agisse des résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies, ou des décisions-cadres au sein de l’Union européenne.

Au vu de ces évolutions apparemment convergentes, l’hypothèse semble plausible d’un effet indirect des attentats du 11 septembre 2001 qui auraient en quelque sorte libéré les responsables politiques, symboliquement et juridiquement, de l’obligation de respecter les limites propres à l’État de droit

La peur des catastrophes et autres dangers dits naturels est sans doute l’un des premiers facteurs de cohésion sociale. En revanche, la peur de l’autre, délinquant ou déviant, peut conduire, si l’on n’y prend garde, au repli, voire à la désintégration du lien social.

Ce n’est évidemment pas le contrôle social en lui-même qui pose problème, car l’insécurité est une réalité quotidienne que les États ont le devoir de combattre. Ce qui pose problème, c’est le développement, jusque dans les démocraties occidentales, d’une culture de la peur qui produit une double perturbation : d’une part, elle déforme la réalité car elle est sélective dès lors que le discours politico médiatique choisit les formes d’insécurité sur lesquelles l’attention (et la peur) des citoyens devront se focaliser, au détriment d’une compréhension générale, intégrant, dans leur complexité, les divers aspects de la sécurité humaine ; d’autre part, elle durcit le contrôle social car elle appelle à encore et toujours plus de protection et de sécurité, au risque de sacrifier les libertés individuelles.

Or, les statistiques montrent que ce durcissement a peu d’effets sur une criminalité qui semble inhérente à toute société humaine, un « fait de sociologie normale » disait Durkheim. Toute la difficulté est de savoir comment la combattre, en ces temps où, camouflant son impuissance par un véritable déferlement compassionnel, la politique pénale prétend éradiquer le crime et supprimer jusqu’au risque de crime.

Au nom d’un principe de précaution étrangement transposé du droit de l’environnement au droit pénal, on en vient à l’abandon de la rationalité pénale traditionnelle, dite moderne, qui, dans le prolongement des Lumières, s’était inscrite au coeur du discours officiel. Cette rationalité relevait sans doute du mythe, mais elle se donnait, au moins comme idéal, l’objectif de responsabiliser le délinquant. Elle plaçait le libre arbitre au coeur de la responsabilité pénale, refusait de séparer peine et mesure de sûreté et s’efforçait d’exclure les formes extra-pénales d’internement administratif et d’encadrer la surveillance policière.

C’est cet idéal que les attentats du 11 septembre 2001 ont abattu en même temps que les tours jumelles de Manhattan. Certes, les pratiques répressives avaient commencé à s’en écarter bien avant le 11 septembre, mais c’est dans la période postérieure que les États-Unis, au nom de la guerre contre le terrorisme, vont adopter une batterie de nouveaux dispositifs, préventifs et répressifs, qui transforment tout individu qualifié de dangereux en ennemi à neutraliser et seront partiellement transposés aux autres pays, y compris en Europe et notamment en France. risquant de conduire vers la déshumanisation du droit pénal et la radicalisation des procédures de contrôle, pénales et extra-pénales, une telle transformation invite à approfondir la signification anthropologique d’un contrôle social qui oscille entre un pôle humaniste (le criminel reste un être humain que la sanction doit contribuer à humaniser c’est-à-dire à élever au dessus de lui-même en le rendant responsable de ses actes, tout en respectant sa dignité) et un pôle guerrier (le criminel, réel ou potentiel, est un ennemi dangereux qui, tel un animal, doit être neutralisé).

La « déshumanisation » du droit pénal

La tentation renaît à présent, au nom de la défense de la société et de la protection des victimes potentielles, d’un contrôle social fondé exclusivement sur la dangerosité, au risque de bouleverser tout à la fois la notion de responsabilité et celle de sanction.

S’agissant de la responsabilité, la loi de 2008 permet d’une part de retenir en prison, en raison de leur dangerosité, des condamnés ayant purgé leur peine, c’est-à-dire de détacher la dangerosité de la culpabilité ; d’autre part de juger des malades mentaux qui étaient auparavant déclarés irresponsables, c’est-à-dire de juger pour leur culpabilité matérielle des personnes auxquelles la faute ne peut être moralement imputée.

Ce sont les deux faces d’un même discours qui, destiné à apaiser les victimes et à rassurer l’opinion, aboutit à vider la responsabilité pénale de toute signification : prise entre une dangerosité sans culpabilité, et une culpabilité sans imputabilité, la responsabilité pénale abandonne tout lien avec le libre arbitre et perd ainsi sa fonction d’instituer l’homme, de l’élever au dessus de sa condition biologique en humanisant l’animal qui se cache en chacun de nous.

La dangerosité n’est pas un concept nouveau, mais ce qui est nouveau, c’est d’en faire un concept détaché de l’infraction pénale légitimant, après exécution de la peine, d’abord des mesures de surveillance puis, avec la rétention de sûreté, un véritable enfermement de durée indéterminée. Le seul lien entre cette dangerosité et l’infraction pénale tient au fait qu’une peine a été précédemment prononcée et exécutée pour une infraction faisant partie d’une liste qui, élargie très au-delà des seules infractions sexuelles, laisserait présumer la dangerosité de l’auteur. Certes, la loi française de 2008, comme la loi allemande dont elle s’inspire, semble offrir une base légale, mais cette légalité n’est qu’apparente car on voit mal comment établir et contester la preuve, s’agissant de la dangerosité dite criminologique, qu’on tente en vain de distinguer de la dangerosité psychiatrique.

Michel Foucault, dans son cours de 1974-75 sur les anormaux, soulignait déjà que l’expertise médico-légale allait servir d’échangeur entre catégories juridiques et notions médicales ; « un échangeur qui fonctionne d’autant plus fort qu’il est épistémologiquement plus faible ». il ajoutait, de façon prémonitoire : « c’est à l’individu dangereux, c’est-à-dire ni exactement malade, ni exactement criminel, que s’adresse cet ensemble institutionnel », et même à l’individu « éventuellement dangereux ». En séparant l’approche criminologique de l’approche psychiatrique, la loi ne fait que renforcer ce jeu de la légitimation réciproque entre pouvoir et savoir, pouvoir judiciaire et savoir médical et criminologique.

Près de quarante ans plus tard, un double glissement – du criminel au criminel potentiel, puis de celui-ci aux populations à risque –, ouvre largement la voie d’une déshumanisation que révèle déjà le vocabulaire emprunté à la dangerosité des choses. Des termes comme le principe de précaution invoqué face au risque de récidive, ou la « traçabilité » pour justifier la surveillance électronique, suggèrent la métamorphose de l’être humain en objet dangereux, objectivation au sens littéral.

À l’inverse, la loi de 2008 permet de déclarer la culpabilité de personnes auxquelles l’absence de discernement semble exclure d’imputer une faute. Tout se passe comme si les nouveaux dispositifs (dangerosité sans culpabilité, culpabilité sans imputabilité) étaient moins le résultat d’une réflexion sur la signification du droit pénal et de la responsabilité pénale, qu’un substitut pour camoufler l’incapacité du système pénal à réduire l’écart entre les objectifs de la sanction et les conditions de son exécution.

C’est en effet la conception même de la sanction qui est remise en cause dès lors que l’objectif de la lutte contre la récidive, placé au centre de la politique pénale, conduit, d’une part, à affaiblir, au motif d’un prétendu laxisme des juges, le principe de l’individualisation des peines et, d’autre part, à promouvoir, dans le prolongement du concept de dangerosité, l’autonomisation des mesures de sûreté. Sans doute la sanction pénale ne s’est jamais limitée à la fonction juridico-morale de rétribution de la faute, la doctrine attachant à la peine une fonction à la fois morale (rétribution de la faute) et utilitaire (réadaptation sociale, mais aussi exemplarité et intimidation, voire élimination). Mais face à une criminalité dont les formes les plus dures semblent résister à toute contrainte, la fonction, dite utilitaire, de protection de la société devient pleinement autonome et cette autonomisation, qui autorise l’application immédiate des « mesures de sûreté », va permettre au législateur d’abandonner la politique pénale traditionnelle (culpabilité/punition) au profit d’une politique ouvertement sécuritaire (dangerosité/neutralisation) préfigurant un système dualiste qui évoque les pires moments de l’histoire.

Ce système est pourtant accepté comme une évidence par le Conseil constitutionnel qui admet, à partir de 2005, l’autonomie des mesures de sûreté. s’il est explicite sur les objectifs des mesures de sûreté (prévention et non répression),

il ne dit pas grand chose sur les peines, ni sur la dénaturation de l’expertise, qui marque pourtant un pas vers la radicalisation des procédures de contrôle.

La radicalisation des procédures de contrôle

Elle comporte trois aspects.

D’abord, la dénaturation de l’expertise, qui commence avec les lois contre la récidive, mais se trouve considérablement accentuée par la loi de 2008. Pour évaluer la dangerosité, il a fallu élargir la mission de l’expert du diagnostic – déjà malaisé – de dangerosité à un véritable pronostic de récidive et doubler les experts traditionnels (psychiatres ou psychologues spécialistes d’une branche du savoir) de « commissions pluridisciplinaires d’évaluation de la dangerosité » au profil incertain.

Dites sui generis car trop hétérogènes pour être qualifiées d’experts, elles comprennent en effet non seulement un psychiatre et un psychologue, mais aussi un avocat, un représentant des victimes, un président de chambre à la cour d’appel, le directeur des services pénitentiaires, et le préfet de région.

Derrière la lourdeur et l’opacité de ces procédures, la confusion avec la dangerosité psychiatrique liée à la maladie mentale entretient l’illusion qu’il existerait un savoir permettant d’évaluer une « dangerosité criminologique », pourtant dénuée de fondement scientifique, et qu’il suffit, pour prédire le comportement futur d’un individu, d’ajouter à un examen clinique peu efficace des statistiques trop générales pour être performantes. Et comme il faut nourrir les évaluations des commissions mixtes, on en viendra à généraliser les fichiers.

La généralisation des fichiers et bases de données personnelles est d’abord quantitative : en décembre 2008, le « Groupe de contrôle des fichiers de police et de gendarmerie » a recensé quarante-cinq fichiers en France et noté l’accélération du taux de progression entre 2006 et 2008 : de trente-quatre à quarante-cinq fichiers, soit un ajout de onze fichiers en deux ans, sans compter la douzaine de nouveaux fichiers en préparation ! Mais elle est aussi qualitative. À mesure que les nouvelles technologies de surveillance se font de plus en plus intrusives, et que se développe la surveillance des personnes par les données (dataveillance), voire l’identification automatisée des suspects par extraction de données, s’annonce l’avènement d’une culture de la surveillance quasi généralisée. Si aucun pays démocratique n’est préservé, les États-Unis se trouvent en toute première ligne depuis 2001. Le Patriot Act, dont la plupart des dispositions ont été prorogées pour quatre ans en 2006, a considérablement accru les pouvoirs de collecte et de partage d’information accordés aux services fédéraux du renseignement, donnant au Federal Bureau of Investigation (FBI) le pouvoir d’obliger les banques,  les fournisseurs d’accès internet, les entreprises de téléphone, de crédit, mais aussi les bibliothèques, à livrer, sur demande, les données personnelles de leurs clients.

De leur côté, les États européens ne sont pas épargnés, notamment ceux, qui, comme le Royaume-Uni, l’Allemagne ou l’Italie, avaient été profondément marqués par des années de terrorisme interne. L’évolution est particulièrement sensible en Allemagne où les textes des années 1970, restés en vigueur, ont été, après le 11 septembre 2001, complétés par des dispositifs de surveillance extrêmement intrusifs. Plus grave encore, la création d’un fichier antiterroriste commun (loi du 31 décembre 2006) vient brouiller la séparation entre la police et les services de renseignements, alors que le souvenir de la fusion, à l’époque hitlérienne, entre la Gestapo et l’Office central de la sécurité donnait à cette séparation une signification si importante qu’elle avait été inscrite dans la Constitution.

En ce qui concerne les étrangers, l’Europe est aussi un exemple significatif. Dans la difficile recherche d’un équilibre entre l’ouverture des frontières intérieures aux ressortissants des États membres et la fermeture des frontières extérieures aux ressortissants des États tiers, les attentats du 11 septembre 2001 se sont produits à un moment critique où la Commission venait de proposer un statut accordant aux citoyens de pays tiers le droit de travailler dans les Communautés européennes après cinq ans de résidence. il est vrai que l’entrée des dix États d’Europe de l’Est en 2004, puis, en 2007, l’intégration de deux États des Balkans, ont relancé la question des frontières extérieures pour des États entrants qui sont encore le théâtre de conflits identitaires et nourri la ritournelle sécuritaire centrée sur l’étranger identifié comme un risque.

En tout cas, la Commission européenne a durci sa position sur les demandeurs d’asile. Comme elle ne pouvait pas remettre en cause le dispositif de la Convention européenne des droits de l’homme interdisant l’expulsion du demandeur d’asile vers un pays où il est menacé de torture, on en arrive à une situation inextricable de l’étranger à la fois irrégulier et inexpulsable.

En pratique, la « gestion du phénomène migratoire » se focalise sur la lutte contre les formes irrégulières, dont les critères sont abandonnés aux États. En cas d’irrégularité, la « directive-retour », encore en débat, légitimerait pour l’État d’accueil, une décision, soit de retour, soit d’éloignement, autorisant l’une et l’autre une rétention « aussi brève que possible ». Brièveté toute relative car la période initiale d’un maximum de six mois peut être portée jusqu’à dix-huit mois dans la version votée en première lecture par le Parlement européen.

Par delà cet « effet 11 septembre », il reste à savoir si l’Europe en général, et la France en particulier, ont pour autant adhéré à la doctrine guerrière des États-Unis.

La notion de personne est donc  « élastique » et la dangerosité d’un individu en fait un ennemi dont la société doit se défendre par des mesures radicales comme l’internement de sûreté ou la création de camps du type de celui de Guantanamo.

Pour exprimer « l’irréductible humain », dans toute sa complexité, il faut en effet dépasser le couple « liberté/sécurité », ou même le triptyque « liberté/sécurité/ justice », pour introduire aussi l’« égale dignité ». C’est l’apport de la Cour européenne des droits de l’homme, devenue l’un des principaux lieux de résistance.

Alors que sa jurisprudence s’était construite sur des affaires internes, elle transpose son analyse au terrorisme international dès 1996. Mais c’est avec l’arrêt Saadi c/ Royaume-Uni (28 février 2008) qu’elle aborde ouvertement la question du terrorisme global, jugeant que l’Italie violerait la Convention si elle mettait à exécution sa décision d’expulser M. Saadi, soupçonné de terrorisme, vers la Tunisie où il risquait la torture. Le Royaume-Uni, tiers intervenant, avait tenté de proposer un assouplissement de la jurisprudence, que la Cour rejette au nom du caractère absolu de l’interdiction de la torture : « la perspective qu’une personne constitue une menace grave pour la collectivité ne diminue en rien le risque qu’elle subisse un préjudice si elle est expulsée ».

D’autres affaires, portant devant la Cour européenne des droits de l’homme la question plus politique de l’état d’urgence, montre à quel point les transformations du contrôle social se trouvent également liées aux mutations de l’État de droit.

Des dangers pour les personnes aux dangers pour les États, nous voici ramenés aux choix politiques. Si le droit à la sûreté est l’ébauche d’une vision libérale qui soumet l’État au droit, il porte en lui sa propre contradiction. Déjà inscrite dans  la Constitution de 1791, la référence expresse à la sûreté publique permet en effet de fonder les notions d’état d’urgence et d’état d’exception qui vont légitimer, en cas de danger pour la Nation, des dérives autoritaires, apparemment contraires à l’État de droit.

« Apparemment » contraires car entre deux notions aussi incertaines et évolutives que celles d’État de droit et d’état d’exception la relation est inévitablement complexe. D’une part, l’exception tend à devenir permanente, au point d’engendrer, au nom de la raison d’État, des glissements successifs menant aux États d’exception et régimes de suspicion. D’autre part, il ne faut pas sous-estimer la capacité de résistance des systèmes de droit contemporains. Car la nouveauté de l’après-guerre est le double mouvement, interne et international, de constitutionnalisation et d’internationalisation, qui substitue aux lois « divines et naturelles » un droit supra législatif et supranational. Ce mouvement n’a pas les mêmes effets dans tous les États, mais il devient impossible de l’ignorer complètement. C’est pourquoi la réponse aux dangers menaçants les États varie entre politique autoritaire et politique libérale, selon l’existence et les modalités d’un contrôle, national ou international, permettant non pas d’abolir, mais de « raisonner la raison d’État

Une première ambivalence conceptuelle résulte de l’association qui peut être trompeuse entre punir et prévenir. Un des postulats communs aux doctrines pénales modernes réside dans la théorie utilitariste de la peine. La thèse d’un contrat social par lequel chacun met à la disposition de la communauté « la plus petite portion possible » de sa liberté en échange de la garantie de défense collective, cet utilitarisme a pu soutenir des revendications en faveur de l’abandon des supplices. Mais l’argument de la prévention joue globalement dans le sens de la certitude de peines rigoureuses, car supérieures en souffrance aux plaisirs retirés, voire simplement attendus, du crime. Bentham ne cache nullement cette orientation : la peine ne peut être douce, car c’est associer deux idées contradictoires, en revanche elle peut être économique en empruntant « la langue du calcul et de la raison ». De ce fait, la peine doit aller en intensité « beaucoup au-delà » de l’avantage, « la peine doit se faire craindre plus que le crime ne se fait désirer […] il est donc nécessaire que la peine corresponde à tous les degrés de la tentation »

La volonté de donner à la peine une fonction principalement préventive n’a pas conduit à donner la priorité à l’éducation, mais à provoquer une course effrénée vers une répression toujours plus sévère  il faut insister sur une deuxième ambiguïté conceptuelle des doctrines pénales modernes : celle de la notion de « sûreté ». Le terme, comme son cousin qui l’a emporté au fil du temps – la « sécurité » – présente, même quand cela n’est pas avoué, un double visage. Relisons une des phrases les plus célèbres de Beccaria : « Le droit qu’a le souverain de punir les délits est donc fondé sur la nécessité de défendre contre les usurpations particulières le dépôt constitué pour le salut public. Et les peines sont d’autant plus justes que la sûreté est sacrée et inviolable, et plus grande la liberté que le souverain laisse à ses sujets » Ce texte mérite attention par le recours à la « nécessité » de la défense – un peu plus tard qualifiée de « sociale » par Romagnosi, comme l’avait noté Gramatica – et par l’invocation du caractère inviolable et sacré de la sûreté, où l’on croit déjà entendre les échos des articles 2, 7,8 et 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Mais à qui est reconnue cette sûreté si sacrée ? Est-ce au délinquant, ou présumé tel, qui usurpe « le dépôt constitué pour le salut public » en violant la loi commune ? S’agit-il, comme en1789, de garantir la liberté de chacun contre les arrestations ou les procédures arbitraires pour que tout homme soit « en sûreté », sûr de ne pas être inquiété abusivement, avec une « bonne opinion de sa sûreté » aurait dit Montesquieu ? Tel ne paraît pas être, dans cette phrase, le sens donné par Beccaria à une sûreté mise en balance avec la liberté des sujets. Si cette dernière comporte aussi sa part de sécurité individuelle, c’est que la valeur suprême (de « salut public ») est la sûreté publique, commune, universelle, sociale, comme la qualifie Romagnosi en 1791.

La sûreté n’est donc pas toujours une face de la liberté individuelle, une assurance de protection des droits fondamentaux de la personne humaine comme nous dirions aujourd’hui, elle est aussi cet objet de la police (la « sûreté générale » des révolutionnaires, puis des services ministériels de la fin du XIXe siècle) et ce but ultime de la législation pénale, ce fondement du droit de punir accordé à la société pour se défendre contre les délinquants.

Non seulement le droit individuel doit plier devant l’intérêt social, mais le criminel est un « ennemi » qui s’est mis de lui-même en dehors du pacte social, un « hors la loi ». Ici Beccaria, qui prône le bannissement de « celui qui trouble la tranquillité publique et n’obéit pas aux lois », rejoint Rousseau pour qui « tout malfaiteur attaquant le droit social devient par ses forfaits rebelle et traître à la patrie, il cesse d’en être membre en violant ses lois et même il lui fait la guerre » (Contrat social, livre II, chapitre V).

Dès Beccaria se met en place une logique de guerre avec son triptyque : atteinte à la sécurité, défense sociale, élimination du délinquant ennemi. Cette logique était dénoncée en tant que telle, par Rossi en 1829, qui voyait un lien fort « entre les doctrines fondées sur le principe de la défense et celles fondées sur le principe de l’intérêt »16.

Au nom d’un standard vague et soumis à l’appréciation de l’État (la sécurité d’aujourd’hui rappelle l’ordre public ou la sûreté de l’État d’hier), l’aggravation de la répression peut menacer, en revanche, les libertés de chacun quand s’effacent ou disparaissent les garanties procédurales et judiciaires attachées aux libertés fondamentales placées au sommet de la hiérarchie des normes par le droit positif des régimes démocratiques.

« Une dangerosité sans culpabilité », parce que la dangerosité s’autonomise, devient un concept détaché de l’infraction pénale, légitimant, après l’exécution de la peine, non seulement des mesures de soins et de surveillance, mais encore, avec la rétention de sûreté, un enfermement de durée indéterminée, le seul lien entre la surveillance ou l’enfermement et l’infraction pénale tenant au fait qu’une peine a été précédemment prononcée et exécutée pour un acte faisant partie d’une liste d’infractions, qui, selon le législateur, laisseraient présumer la dangerosité de leurs auteurs.

« Une culpabilité sans imputabilité », parce que la loi nouvelle, si elle ne modifie pas la façon de concevoir la responsabilité pénale en cas d’absence de discernement, autorise toutefois une audience où sera établie l’imputation matérielle des faits, où pourra être décidée une hospitalisation psychiatrique, où pourront être prononcées d’autres mesures de sûreté qualifiées telles par la loi mais dont la chambre criminelle de la Cour de cassation a jugé, il y a quelques mois, qu’elles constituaient en réalité des peines, cette décision constatant implicitement que le droit français permet désormais la punition sans l’imputabilité.

Les fissures dans la digue du droit pénal moderne sont ainsi de plus en plus nombreuses et l’on ne peut s’empêcher de penser à la phrase de Foucault, sans doute a-t-on cessé de pressentir « ce qu’il y aurait de redoutable à autoriser le droit à intervenir sur les individus à raison de ce qu’ils sont ».


[1] Serge Audier, Tocqueville retrouvé. Genèse et enjeux du renouveau tocquevillien français. Vrin 2004, p. 202.

[2] Cl. Lefort « Permanence du théologico-politique ? » un essai sur le politique XIX-XXe siècle, Paris, le Seuil 1986, p. 278.

[3] Richard Sennett, les tyrannies de l’intimité, Paris, le Seuil, 1979, réed. 1995, p. 202.

[4] Ce paragraphe reprend en partie les communications d’un séminaire organisé par Mme Delmas-Marty  en 2009 au Collège de France.

CHEMINS ET SENTIERS

Au bord de la route, des fleurs se multipliaient dans l’herbe pauvre, et Chalfour s’étonnait de l’éclat des marguerites. Il apercevait des insectes qui voyageaient au milieu des herbes et au-dessus des herbes : moucherons, sauterelles, faucheux. Lui-même ressemblait à un faucheux embarrassé par le fardeau de son corps, comme le ciel aussi par l’illustre poids du soleil.
[André DHÔTEL, « L’Homme de la Scierie », Gallimard, 1950, page 155]


Mais si le temps n’existe que dans ma tête, et si je suis le dernier être humain, il finira avec moi. Cette pensée me rend joyeuse.
Il est peut-être en mon pouvoir de tuer le temps. Le grand filet se déchirera et tombera dans l’oubli avec son triste contenu.

On devrait m’en avoir de la reconnaissance, mais personne ne saura après ma mort que c’est moi qui ai assassiné le temps.
Dans le fond, ces pensées n’ont pas la moindre signification.
Les choses arrivent tout simplement et, comme des millions d’hommes avant moi, je cherche à leur trouver un sens parce que mon orgueil ne veut pas admettre que le sens d’un événement est tout entier dans cet événement.

Aucun coléoptère que j’écrase sans y prendre garde ne verra dans cet événement fâcheux pour lui une secrète relation de portée universelle. Il était simplement sous mon pied au moment où je l’ai écrasé : un bien-être dans la lumière, une courte douleur aiguë et puis plus rien.

Les humains sont les seuls à être condamnés à courir après un sens qui ne peut exister. Je ne sais pas si j’arriverai un jour à prendre mon parti de cette révélation. Il est difficile de se défaire de cette folie des grandeurs ancrée en nous depuis si longtemps.

Je plains les animaux et les hommes parce qu’ils sont jetés dans la vie sans l’avoir voulu. Mais ce sont les hommes qui sont sans doute le plus à plaindre, parce qu’il possèdent juste assez de raison pour lutter contre le cours naturel des choses. Cela les a rendus méchants, désespérés et bien peu dignes d’être aimés. Et pourtant, il leur aurait été possible de vivre autrement.

[ Marlen Haushofer , « Le mur invisible » Actes sud 1992 ]