Le lendemain matin, je me lève à cinq heures trente, je pars à six heures quinze vers Huisseau. On est en septembre, le jour se lève à peine. Je vois des quantités de lapins dans le parc de Chambord. J’arrive à la scierie en avance. Tout est sombre sous le hangar. J’ai dans mes sacoches ma gamelle qui contient mon repas de midi. Le chauffeur bourre la chaudière et fait monter la pression. Je m’approche du four et je me chauffe. Il est sept heures moins dix. Tout le monde arrive tout à coup et se rassemble autour du four. Garnier arrive bouffi, il n’a pas fini de s’habiller, il sort du lit, il ne mange pas le matin. Après de brèves politesses, à sept heures moins cinq, il gueule : – Allez, graissez !
La scierie est un récit anonyme, volontairement anonyme, son auteur ayant souhaité resté dans l’ombre et ne plus écrire après avoir rendu compte de deux ans de sa vie d’ouvrier entre 1950 et 1952. Le texte est arrivé entre les mains de l’écrivain Pierre Gripari (1925-1990) à la fin des années 1950 alors qu’il travaillait à la rédaction de son premier texte, un roman autobiographique, Pierrot la lune. Respectant l’anonymat de l’auteur, Pierre Gripari fait paraître ce récit vingt ans après, en 1975, aux éditions suisse L’âge d’homme, accompagné d’une préface dans laquelle il rappelle la séduction qu’a exercé sur lui ce texte juste et direct. Les éditions genevoises Héros-Limite l’ont repris en 2013 avec la préface de 1975. L’histoire du texte est donc assez opaque. On ne sait rien des conditions dans lesquelles il est parvenu entre les mains de Pierre Gripari. A la fin des années 1950, celui-ci est peu connu. Il n’est pas encore un écrivain prolifique, auteur de contes pour enfants, et personnage au parcours politique équivoque. Après avoir exercé de nombreux métiers, et des responsabilités syndicales à la CGT, Gripari vient de débuter dans l’écriture par une pièce de théâtre jouée à Paris en 1962. Est-ce par le biais de ses liens syndicaux, ou littéraires qu’il prend connaissance de l’auteur et du manuscrit ? Une chose semble pourtant évidente, Gripari connaissait l’auteur, et note qu’il se désintéresse de son manuscrit au point de ne pas savoir qu’il sera publié, et risque même de le détruire si on le lui rend. Le texte reste néanmoins en sommeil plus de vingt ans. C’est donc aux éditeurs suisses que nous devons de lire aujourd’hui ce récit étonnant d’une expérience dont le cadre se situe sur les bords de Loire, entre Blois et Chambord au début des années 1950. Récit d’autant plus singulier qu’il ne concerne pas l’usine, ni l’atelier mécanique, mais le travail rural, ce qui est inhabituel pour ce genre de littérature de témoignage ouvrier.
La scierie fait partie de ces textes écrits après coup, un an après semble-t-il. Ce n’est pas un journal, rédigé au jour le jour, le travail harassant interdisait à l’auteur toute possibilité d’écriture, le soir ou les jours de repos. Expérience courte, donc – deux ans –, mais fondamentale puisqu’elle s’apparente à une véritable métamorphose physique et morale. C’est de cela dont le livre rend compte. Non seulement des conditions de travail, des relations sociales, mais principalement de la formation d’un nouveau corps en prise avec les choses et les matières. Entre son échec au bac et son départ au régiment, un jeune homme de dix-huit, ou vingt ans, contraint de travailler, décide d’occuper un emploi qui mettra son corps à l’épreuve, délaissant, comme il le dit, « cette plume qui m’a trahi ». C’est pourtant cette plume avec laquelle il prend consciencieusement ses distances, qui lui permet de rendre compte avec minutie de sa métamorphose. Il est donc embauché sur les bords de Loire dans une petite fabrique d’emballage, on y scie des troncs de peupliers, des grumes dans le jargon de métier, qu’on réduit en planchettes pour monter des casiers à bouteilles. Le travail est payé à la pièce et impose de fortes cadences de découpage et de cloutage des planches. Une première expérience qui s’avère plus que difficile. Le jeune homme y découvre un monde violent où la solidarité est absente, où règne souvent une agressivité latente, entretenue par des bavardages et des calomnies allant jusqu’aux vengeances personnelles. Il décrit pourtant sans fustiger, ou juger, pas plus qu’il n’idéalise un monde présenté dans sa crudité. Á son égard la méfiance est redoublée. Jeune, identifié à un intellectuel, les mises à l’épreuve ne manquent pas. Ses mains le trahissent. Il vient d’une autres « classe ». Des mains qui n’ont jamais souffert, qui vont « commencer un apprentissage » difficile, prises entre la planche, le marteau et les clous quand il faut assembler les caisses le plus rapidement possible sous l’œil ironique des ouvriers et du patron. Quand son poignet est presque foulé d’avoir manipulé le marteau, il change de main, mais s’écrase les doigts de la main droite par manque d’habileté. Le froid le surprend dans ces grands hangars ouverts au vent. Mais il ne cesse de le répéter, « je sais que je suis fort » ; ce sera son atout principal. Le récit à cet égard rencontre les thématiques de nombreux autres témoignages d’apprentissages de métiers, de confrontations aux choses et de transformation de soi qu’engendrent ces rencontres intimes. Dans ce récit anonyme, l’attention à ces changements est portée par une volonté de devenir autre, de se transformer aussi bien physiquement que moralement. D’où la description non seulement de ce qui change en soi, mais aussi de la délectation presque narcissique de cette métamorphose, signe flagrant d’un passage dans le monde des ouvriers. Ainsi, très vite, le temps n’est plus à rire. Et il « ne rigole plus, souris très peu » (p. 40) ; découvre sa vraie force en brisant d’un coup d’épaule deux billes de bois. Après une « engueulade » sur le prix de la pièce, le patron lui propose de travailler dehors à tronçonner les grumes de peupliers ; il sera payé à l’heure. Il faut alors faire usage de la cognée, du pic, du tourne-bille pour manipuler les troncs, et de la tronçonneuse, autant d’instruments et de gestes éreintants. Il subira l’épreuve des grandes fatigues, des épuisements qu’il décrit dans des termes semblables à ceux de nombreux autres témoignages du même genre : fatigue du matin au réveil, « jambes molles », « corps entier douloureux », « toute la viande qui crie grâce ».
Double transformation morale et physique condensée dans le bon usage de la langue que l’ancien lycéen n’a pas oublié : « Je commence à devenir dur » dit-il, pour signifier son changement de caractère, « je m’aigris » ; en même temps que son corps lentement « maigrit », laissant place aux muscles qui « commencent à venir, et vite ainsi que les grosses veines bleues qui, un an plus tard, sillonneront même mes côtes et ma poitrine ». Il devient comme un ours. La répétition des gestes, l’effort consenti à lever, retourner, pousser le bois sur la machine forge lentement des qualités dont il se satisfait, le faisant sortir de l’enfance : « Á ces travaux, mon esprit change autant que mon corps. Ma force s’accroissant, je prends de l’assurance, je deviens volontaire » (p. 41). Il lui faut des défis. Un temps il est bûcheron pour alimenter la scierie ; manie d’autres outils, la scie « passe-partout », à large lame, pour deux hommes, une poignée à chaque extrémité. Le rythme est tel que la cognée lui laisse le lendemain les mains crispées dans « la position qu’elles avaient la veille sur le manche » (p. 67).
Le risque est omniprésent dans ces métiers. Écrasements, coupures surtout, très nombreuses en raison des protections insuffisantes. Mais comme le dit le patron, ceux qui se coupent sont des cons ! Les planches mal calées reviennent en arrière par la force de la scie circulaire et frappent l’ouvrier au visage. La lame de scie devient intime. « On s’y habitue, on en fait peu à peu une amie, on s’en approche chaque jour davantage, on tâte de la main le plat pour voir si elle chauffe, sans l’arrêter » (p. 44). Intimité avec la sciure également, insinuée dans la bouche, les yeux, mêlée à la sueur, « (…) ce putain de masque de sciure et de sueur qui empâte les traits » (p. 62) ; le sang également, avec cette figure si souvent rencontrée dans les témoignages ouvriers de la fascination qui marque autant l’horreur que la banalité du mélange des humeurs et des matières : « Ce sang sur les copeaux, ça fait beau » (p. 48).
Á la mort accidentelle de son patron, il part dans une autre scierie, aux conditions plus dures encore, chez Garnier. La métamorphose se poursuit, elle gagne en puissance. Dans ce parcours initiatique, cette épreuve sera la plus difficile. De ce patron, il dit : « Il ne reste avec lui que les durs à cuire, les vraiment durs, l’élite des casseurs. C’est, dit-on, un gars qui mordrait dans une bille de sapin quand il se fout en colère » (p. 70) – on appelle sa scierie : Buchenwald. Garnier semble en incarner la rigueur. Ses mains impressionnent le jeune homme : « Ses doigts sont déformés, tous sans exception. Tordus dans tous les sens, les bouts écrasés,45 000 pleins de cicatrices blanches, les ongles ne poussent plus que par endroits ». La paume a pris une forme bourrelée d’avoir poussé « un chariot d’une tonne pendant deux ans douze heures par jour » (p. 73). Mélange de crainte et d’admiration. Au milieu de ces hommes, il fallait au jeune ouvrier tenir l’impossible pari du courage qu’il s’était lui-même imposé. Ce sera la découverte de cette scierie aux installations puissantes et rapides pour découper les troncs, un débit infernal, des efforts auxquels il lui semble tout d’abord impossible de consentir. Puis l’exemple des autres, la confrontation virile, le poussent à l’excès. Et encore le miroir de la transformation : « j’ai des tas de muscles qui se tortillent au moindre mouvement. Pas un kilo de graisse sur tout le corps. J’ai la peau tannée. Je me sens de taille à faire pas mal de choses […] » (p. 122). Enfin dernier moment de cette quête, son patron et son frère l’entraînent dans l’installation d’une scierie en pleine forêt, loin de chez lui, en Sologne. Il faudra fournir du bois en même temps que construire des hangars, la nuit, les jours de repos pour installer les machines. Le défi est immense pour trois hommes seuls. Le récit de cette aventure impossible contre les éléments et le temps qui presse se fait épique. Quelques années plus tard (1965), Robert Enrico dans un film mémorable, Les grandes gueules rendra compte de ces ambiances viriles de scierie en pleine forêt. Une femme dans cet assemblage joue un rôle important, celle de Garnier, Ida, qui tient l’intendance de l’entreprise au milieu de nulle part, dans une baraque en planche ; figure féminine négative sous la plume de l’auteur ; contrepoint d’Yvonne chez qui le jeune homme revient les week-end après plusieurs heures de vélo ; tante, fiancée, sœur, on ne sait, mais figure maternelle rassurante et bienfaisante, Yvonne réapparaît régulièrement dans le récit pour attester les transformations physiques de l’auteur ; témoin privilégié de la métamorphose du corps, au point qu’un jour à son retour, elle ne le reconnaît pas. La nouvelle scierie se mettra en marche, embauchera des ouvriers ; et toujours les coups de gueules et les fatigues. Puis vint le jour de son ordre de départ à l’armée, le 22 avril : « Je reçus le télégramme à dix heures du matin et je prévins Garnier qu’à midi j’arrêterais » (p. 139). Deux ans ont passé, l’expérience de la scierie prend fin.
La scierie est un récit exceptionnel de précision et de réalisme, un des plus intéressant témoignage ouvrier de cette période de l’après-guerre. Non seulement parce qu’il concerne un secteur d’activité peu connu, la petite industrie rurale, mais parce que l’auteur a fait de sa transformation physique et morale un des thèmes centraux de son récit. Si cette question est présente dans bien des témoignages ouvriers, elle s’exprime ici avec une vigueur inhabituelle et un réalisme cru qui rend le texte si singulier.