Par ALAIN ROLLAT Le MONDE
Publié le 02 octobre 1998
Ce texte déjà ancien dont je suis un des protagonistes (visage de boxeur) a su traduire avec beaucoup de justesse le dur métier des éducateurs du ministère de la justice à mi-chemin entre un amour indéfectible de ce temps de l’adolescence agité et cette immense nécessité de faire front pour que l’humanité revienne.
« UN HOMME, assis devant son bureau, face à la caméra, en pleine lumière, parle à une silhouette noire assise devant lui, en pleine pénombre. Une silhouette masculine. La caméra de « Saga-Cités » s’est installée derrière elle pour respecter son anonymat. Visage de boxeur, cheveu ras, voix douce, l’homme s’adresse à cette ombre immobile : « Ton affaire d’agression sur les Champs-Elysées est terminée. Tu as été jugé, n’en parlons plus. Mais au vu de tout ce qui pouvait se passer dans ta famille j’ai demandé au juge de te suivre pour te protéger. D’après toi, pourquoi j’ai demandé ça ? » L’ombre reste de marbre. Elle répond d’une voix sourde : « Pour m’aider… » L’homme insiste : « Et pourquoi il faudrait t’aider ? » L’ombre s’anime sur sa chaise. On devine, à son profil, qu’il s’agit d’un jeune Black. Sa voix se fait plus rauque : « Pour que je m’en sorte dans la vie… »
C’est une voix d’enfant en train de muer, lourde de non-dits. L’homme cherche, justement, à lui faire dire quelque chose. « Et qu’est-ce qui pourrait t’empêcher de t’en sortir dans la vie ? » L’ombre hésite un peu, comme si elle ne comprenait pas bien la question : « Rien… » L’homme s’étonne de cette réponse mal assurée : « Rien ? Rien du tout ? Alors, dis-moi si tu n’es pas retourné au tribunal il y a peu de temps… » Sa voix s’est faite plus ferme. L’ombre, embarrassée, baisse la tête : « Oui… » Sa voix est encore plus caverneuse. « Et pourquoi ? », lui demande l’homme. « Pour une histoire de vol. J’étais seul… »
La conversation se fait interrogatoire. L’homme sait déjà tout de l’ombre. Mais il veut que cette ombre apprenne à regarder ses propres actes en face : « Tu n’étais pas seul. Tu étais avec un pitbull… » L’ombre esquisse une dénégation : « Oui, mais le chien était couché… » L’homme n’en tient pas compte : « Ouais, mais le juge a considéré que ce vol, tu l’as commis en te servant du chien pour intimider. Est-ce que tu as compris ça ? » L’ombre se tasse sur sa chaise, son menton semble dire « oui ». L’homme la rabroue : « Tu as quatorze ans ! Tu es un enfant ! Mais les enfants, ça ne se lève pas à 10 heures du matin, ça va à l’école, ça ne confond pas le jour et la nuit ! » L’ombre s’est rabougrie sur elle-même. L’homme la rassure : « Je sais qu’avec ton parcours familial ce n’est pas facile pour toi. Je sais que tu as très peu d’exemples du respect des adultes et de la loi autour de toi. Je vais encore essayer de t’aider… »